dimanche 10 juillet 2011

ROM - Delirium tremens (juin 2011)

La Morphée

L’écluse aérienne était encombrée ce matin. La masse glougloutante des véhicules s’écoulait lentement depuis l’échangeur routier et cahotait à coups de pétarades puantes et de crissements de freins parmi les tours du centre administratif. À quelques centaines de mètres du sol, un bruit de succion se propageait de capsule en capsule, ronflant et s’apaisant au rythme nauséeux de la circulation. Perché dans une des cabines du métro, je retins un haut-le-cœur. J’avais l’impression d’être digéré par un intestin géant. La tête me tournait. Une suée froide me poissait les paupières, ajoutant à l’irréalité du spectacle, dehors, de la ville moisie de brume et hérissée de gratte-ciels.
La rame 26B parvint enfin à son terminus. Depuis l’ascenseur bondé, j’avisai les hauteurs de la Clinique. Immaculé, le bâtiment possédait plusieurs baies vitrées qui le trouaient de part en part et laissaient entrevoir, en coupe, de longs couloirs donnant sur des salles vides. Je pénétrai dans le hall. Tout était silencieux. La femme, à l’accueil, m’adressa un sourire éteint, mais j’eus l’impression qu’elle s’adressait à quelqu’un d’autre. Je me retournai vivement et ne vis, dans l’ombre molletonnée du salon, que le grand miroir et mon visage tiré de fatigue. Je me trouvai l’air étrange.
Je gravis les trois étages qui me séparaient de mon bureau et, saisissant ma blouse d’une main, m’habillai prestement en commençant ma tournée d’inspection. Sept heures sonnèrent au gong électrique de la Tour Chine, à plusieurs kilomètres de là. Je croisai un collègue et le saluai. J’entrai dans le premier dortoir des Rêveurs.
– Bonjour, docteur Armenthe.
Valérie avait un sourire d’une blancheur incroyable. J’esquissai en retour un pitoyable rictus, résultat de nuits d’insomnie ravageuses. Trois mois... Trois mois qu’éreinté, je me traînais d’un bout à l’autre de ma vie, basculant dans une douce hébétude. Il était temps que le sommeil cesse de me fuir.
– Bonjour, Valérie. Quelque chose de nouveau, cette nuit ?
– Comme d’habitude, la livraison de l’aube... Ils sont là-bas. Ça fait trois, ce matin.
Je la remerciai d’un signe de tête, pris les maigres dossiers qu’elle me tendait et me dirigeai vers les lits indiqués. Le long bruissement des respirations était presque imperceptible. Autour de moi, des centaines d’individus reposaient, blafards et rigides, suspendus on ne savait trop comment sur le fil ténu de la vie. Je m’arrêtai devant les nouveaux venus – une femme et deux hommes. La femme était encore belle, malgré les rides qui lui couraient au coin des paupières. Je passai un doigt sur sa joue fanée. Les hommes paraissaient d’une grande banalité. Tous trois, cloîtrés dans une palpable immobilité, étaient sensiblement absents. Ils offraient le spectacle d’une mort qui trichait et à laquelle je n’étais toujours pas habitué. Hors de ces enveloppes corporelles désormais inutiles, ils devaient jouir de visions incroyables et arpenter les limbes d’un monde époustouflant, sans commune mesure avec mon univers désinfecté. Me penchant davantage vers la femme, je perçus des relents d’alcool et de luxe. Les traces d’une nuit de débauche sensorielle marquaient nettement son corps : pupilles rétrécies et assombries, comme mortes, veines saillantes d’une riche couleur rose au creux du coude. Et toujours cette étrange désincarnation par laquelle l’esprit semblait avoir définitivement quitté la chair. Soudain, comme cela arrive parfois, les trois Rêveurs exhalèrent un souffle lourd où s’épanouit le parfum entêtant de la Morphée. Je fus pris d’un douloureux vertige et dut me retenir aux montants du lit pour ne pas m’affaisser sur la patiente. Je tentai de maîtriser une angoisse familière où la fascination se mêlait à la répugnance. Me revenaient à l’esprit, assourdis, les propos du Mentor lorsque j’étais encore novice à l’École : « La Morphée est bien plus qu’une drogue : c’est la porte ouverte sur le monde de l’esprit et du désir. Vous serez médecins, et pourtant vous serez tentés. Vous désirerez ces espaces inconnus où les émotions, les sensations, la vie même, sont démultipliées. Il y a quelque chose de divin dans l’extase que vous procure la Morphée. Mais ne vous y risquez pas, ou cette extase sera votre éternelle prison. Allez voir les Rêveurs, les grands comateux de la Clinique. Ceux-là sont perdus à tout jamais. » Perdus. Face à l’ordonnancement parfait de mon quotidien naissait quelquefois en moi le désir d’une perte irrémédiable.
Les dossiers ne m’apprirent pas grand-chose sur les trois patients. Riches comme les autres, évidemment, pour avoir pu se payer une quantité de Morphée susceptible de provoquer une overdose. 45 ans pour la femme, 50 et 56 pour les deux hommes. Admis à la Clinique vers quatre heures du matin. Inévitablement, c’était à cette heure-là que les jeux dangereux des nuits friquées accouchaient de leurs fruits pourris. Chaque aurore apportait son lot de comateux, délivrés par hélico dans de longs brancards blancs que l’on rangeait méticuleusement les uns à côté des autres. Ils étaient de plus en plus nombreux – les médias parlaient déjà d’épidémie. Aucun Rêveur ne quittait jamais la Clinique.
Abandonnant ma ronde, je me rendis au quinzième où l’on m’avait bipé pour un patient difficile. L’ascenseur faisait des siennes, j’empruntai la cage d’escalier et grimpai, suspendu au-dessus du vide grisâtre de la cité. La pollution moutonnait en noirs crachats et ne laissait filtrer du soleil que de minces rayons fadasses. Je fermai les yeux, imaginant la lumière chaude et pleine, la lumière vive de mes années d’enfance à la Périphérie. Je sentais l’ocre brûlant coulant sur ma peau, enivrant. Mon cœur se mit à faire des bonds précipités dans ma poitrine comme pour se jeter dans les profondeurs du ciel qui s’ouvrait sous moi. Reprenant mes esprits, je pris conscience du poids glacial qui pesait sur mon torse et expirai maladroitement, presqu’affolé. Ces apnées incontrôlées se faisaient de plus en plus fréquentes. Chacune d’elles m’offrait un moment d’évasion intense, au bord de la rupture. Mais j’étais conscient des risques et, plus encore, des rumeurs qui commençaient à circuler parmi le personnel de la Clinique. Hier encore, je m’étais effondré dans mon bureau, sans souffle ; je n’avais dû la vie qu’à l’intervention de ma secrétaire. Étrangement, je ne m’inquiétais pas outre mesure. Je décidai toutefois de consulter.
Poussant la porte à double battant du service des urgences, j’entrai dans un monde tout différent. Ici, la Morphée n’avait pas complètement vaincu et s’agitait encore pour ravir définitivement l’esprit qui lui résistait. L’odeur me prit à la gorge, saturée de relents âcres de sueur et d’urine. Les râles et les hurlements fusaient dans le couloir principal plongé dans l’ombre pour réduire les troubles liés au sevrage – les Morphéeux étaient très sensibles à la lumière. Le docteur Borel m’attendait. Sur le lit, un certain M. Choss se tordait de rage, roulant des yeux, le menton noyé de bave et le visage agité de tics. Son vêtement déchiré laissait voir une peau crayeuse tachée de brun comme un fruit blet, exhalant des remugles de pourriture. Sur le crâne, déjà, saillaient des veines violettes qui ondulaient comme des serpents furieux. La crise était grave. Un regard de Borel confirma mes craintes.
Delirium tremens, niveau 5, souffla-t-il, aidant les deux infirmières à maîtriser le patient. Une rechute... il est là depuis une semaine. Je voulais votre... votre avis.
Son visage rubicond se tordait sous l’effort.
– Quelle dose pour une crise si violente ? La dernière fois...
La dernière fois. La dernière fois, c’était Lincia, la femme du Préposé aux Transports – autant dire un cas délicat. J’avais assisté le responsable du service tout au long du sevrage. Lincia avait d’abord présenté de nombreux signes de rémission, s’adaptant relativement bien à la privation graduée de drogue. Bien sûr, il restait dans ses yeux quelque chose d’indéfiniment absent et ses capacités intellectuelles avaient été gravement atteintes. Mais nous avions l’espoir de ramener cette fille de vingt ans du côté des vivants, de l’arracher au purgatoire éternel de Morphée. Un soir, Lincia avait fait une rechute. Son cœur, malmené par des semaines de sevrage, s’était tout à coup emballé. J’avais vu de mes propres yeux son corps encore souple, malgré les ravages de la drogue, se briser comme une brindille sous l’effet des convulsions. C’était horrible. Une révulsion de la chair, une lente agonie qui la laissait tremblante de souffrance, fiévreuse et défigurée. Consultés dans l’urgence, les médecins du service avaient préconisé l’injection d’une dose relativement faible de Morphée, afin de ne pas ruiner trois semaines de traitement qui, jusque-là, avaient largement porté leurs fruits. Je m’étais opposé à cette solution, pressentant que dans ce corps tressautant, broyé et déchiré de l’intérieur, quelque chose allait se rompre à tout jamais. Sur ce coup-là, nous ne pouvions vaincre la grande déesse. Je sentais avec une terrible angoisse que nous n’arracherions de ses griffes rien d’autre qu’un pantin de chair déserté. Deux jours plus tard, les convulsions avaient cessé. Lincia, les yeux définitivement blanchis par la douleur, n’avait plus jamais prononcé un mot. Hébétée, absente, idiote même, ce n’était plus qu’un légume qu’on avait rapidement rendu à sa famille. Elle avait grossi la masse des Absents qui, dans notre société de morts-vivants, attestaient du carnage de la Morphée. En ville, chaque fois que je croisais l’un de ces handicapés victimes d’un sevrage raté, je pensais à elle. À tout prendre, autant devenir un Rêveur : ceux-là, au moins, on pouvait croire qu’ils vivaient, ailleurs, une vie effrénée de plaisirs. Mieux valait cela plutôt que de se perdre, à force de souffrances, sur le chemin ramenant du nirvana sensoriel à la réalité.
Je hochai la tête en direction de Borel :
– Non, pas comme la dernière fois. Donnez-lui 10 mg. Ne prenons pas de risque.

Le lendemain, dans le bureau de mon chef de service, on me servait des remontrances amères nourries de lourds reproches. C’était irréel. Oscillant imperceptiblement dans le fauteuil capitonné, je me sentais planer, irréductiblement en dehors de moi, insensible à l’emportement des autres. On me faisait énergiquement valoir le risque que j’avais pris en prenant seul une telle décision, on brandissait la menace d’une comparution devant le Conseil et d’une radiation définitive de l’Ordre... À côté du gros Dr Gerbeaud, un autre docteur, un certain Allègre, et un autre, un certain... et un autre... et quelques dizaines d’autres visages, et des bouches sans lèvres et sans gencives, des claquements de dents sans mots, tout silence, le soir qui fond dans la lueur des néons, je veux passer dans la lumière nue... Je
– Armenthe, réveillez-vous !
Je sursautai violemment.
– Votre geste est d’une extrême gravité ! Vous serez sanctionné. Qu’avez-vous à dire pour votre défense ?
Je ne répondis pas, cherchant avec peine à comprendre le sens des mots qu’on m’adressait. J’avais la plus grande difficulté à me concentrer.
– Bon Dieu, Armenthe, songez à ce pauvre M. Choss !
Égaré, je songeai à ce pauvre M. Choss et ne me rappelai qu’un visage congestionné, traversé de spasmes, un visage de cauchemar qu’une simple injection avait relâché, embelli, illuminé... comme un retour au réveil après un mauvais rêve... Pourquoi s’acharnent-ils à arracher ces êtres à leur bonheur solaire, pourquoi... les faire tomber, malgré eux, dans notre monde absurde... absurde... Les hommes qui me parlaient se mirent à dresser leurs mains crochues. Ils les agitaient méchamment vers moi. Leurs voix indistinctes jaillissaient tour à tour de leurs gorges et crissaient contre les palais.
– Ce n’est pas la première fois que vous vous retrouvez mêlé à de telles complications... Prescrire une dose si forte ! Comment avez-vous pu y songer ?... Souhaitez-vous faire de tous nos Morphéeux des comateux ?!... Vous avez condamné ce pauvre homme ! Nous sommes ici pour soigner ces gens !... En agissant ainsi, vous faites le jeu de la Morphée, vous lui livrez ses victimes...
Le jeu de la Morphée, le grand jeu existentiel – mes pensées brûlantes me trouaient les chairs comme des aiguilles chauffées à blanc. Ma chemise collait sur ma peau moite, je lançai mes doigts en l’air pour attirer l’attention et me raclai la gorge, mais je ne pouvais plus parler. Un couinement ridicule se faufila entre mes lèvres. Il me semblait, sur ma droite, apercevoir des photographies de famille au bord de mer, la mer se mouvait réellement et je pouvais du doigt remuer les minuscules grains de sable sur la plage.
Je... je tournai à nouveau la tête et je n’étais plus là. Ils n’étaient plus là. Il n’y avait plus de . Mes paupières étaient collées mais je voyais une lueur floue. Je mis ma main droite près du cœur et attendis le prochain battement. J’attendis.
J’attendais.
Les rumeurs du métro parvenaient du fond comme des... éclats... de... voix. Lincia me faisait un signe vague en riant à pleine gorge et m’attirait vers le fond des vagues, les vagues de brume et l’écume brune de la ville. J’agrippai la rambarde avec joie, l’enthousiasme bouillonnait dans mes veines roses, ROSES, j’enjambai le parapet...
Une poigne griffue me secoua l’épaule. J’ouvris les yeux avec peine. Devant moi, Borel gesticulait et tentait de me dire quelque chose. J’étais au quinzième, à nouveau. Je ne savais plus comment j’étais venu là. L’alarme se mit à rugir et des brancards passèrent en trombe dans le couloir. Borel s’éloigna à grands pas. Il avait rétréci, il se perdait maintenant dans ses longues chaussures de croque-mort... les touffes de cheveux s’échappaient de la semelle... Je me mis à trembler et essuyai d’un revers de main la sueur qui me coulait du front. Je me sentais mal, je voulais me secouer la tête et remettre mes idées en place. Je vérifiai mes poches : mon bipeur et ma convocation devant le Conseil, demain 15 heures. Je ne me souvenais pas. Des visions de corps torturés me sautaient à la gorge. J’entendais les chirurgiens s’affairer tout près. Je ne parvenais pas à sortir de ce cauchemar – couche Mar-Marie couche-moi, Marie... une comptine d’enfance me martelait les méninges et piétinait ce qu’il me restait de conscience. Je dévalai les marches quatre à quatre et m’assis sur le palier, m’assis seul perdu dans la nappe étincelante du carrelage blanc. J’essayai de me souvenir de quelque chose de stable, mais le monde se dérobait. Tout fuyait. Je regardai le soleil se coucher à toute vitesse de l’autre côté des baies, poussé au cul par les éperons incandescents de la nuit. Je tremblai de fièvre. Une soif irrésistible me prit. Il fallait que je me réveille. Je me mis debout malgré la douleur lancinante qui me tordait les entrailles. Mes bras, agités de spasmes, étaient deux excroissances inutilisables qui pendaient lâchement de chaque côté de mon tronc comme des antennes mortes. Je me dirigeai cahin-caha vers les Grands Rêveurs rêveurs d’univers qui requéraient mon attention, je ne sais plus pourquoi, il fallait observer. Observer leur beauté, leur bonh...
– Température constante chez les deux hommes. La femme présente quelques signes intéressants.
Valérie s’éloigne comme une ondée d’automne sur la face riante d’un soleil rouge, soleil des jeux de l’oie sous les couche Mar-Marie couche-moi, Marie berce-moi... Je me bouche les oreilles et gémis plaintivement. Les internes me regardent étrangement. Étrangement, ils ont des yeux de chats, fendus comme des lunes. La femme aux joues fanées, devant moi, a des lèvres et des veines roses. Elle a des lèvres qui m’appellent. Je me penche un moment, dilué par un nouveau vertige, et je sens, inévitablement, le dernier battement de mon cœur s’étendre dans la durée infinie qui sépare la fin du rêve du réveil. Les choses autour de moi s’effacent comme des traînées de songe sur le fond clair d’une aurore, la ville entière tournoie et moi je voudrais – me réveiller !
Les autres. Les Rêveurs. C’est moi qui rêve. Nous sommes les rêveurs. Je veux – basculer
Je veux
Morphée

Elle me tend ma dose. Elle me sourit. Je ne respire plus. Je plonge dans l’apnée, à contre-courant je remonte le cours vers son sourire. J’enfonce l’aiguille dans mon bras.
Je garde les yeux fermés pour voir.

Concours de nouvelles (2011), thème : Un mensonge

Un procès

C’était le premier jour du procès. Pour Prés-Bas, fruste bourgade semée de fermes grossières et de cultures, engourdie dans ses mœurs rustiques et pleine d’une campagnarde suffisance, un tel événement était plus qu’une nouveauté : c’était une révélation. À la surface d’une vie quotidienne rythmée par le travail des champs, un vague tremblement avait couru ; quelques rumeurs d’abord, puis un embrasement de foule fiévreuse s’étaient rué sur les terres emblavées et cette marée fébrile, par vagues successives, avait ébranlé la tranquille province des marges du Royaume. Une ancienne soif de sang resurgissait à la faveur du crime, perçant sans peine une carapace séculaire de ferveur simple, épaisse et lourde. Les bouches se déliaient ; d’anciennes histoires quittaient l’enfouissement profond où elles avaient langui et folâtraient au coin du feu, revigorées par des langues dérouillées prises d’une subite frénésie de conter. Réveillant à force de mots ses criminels, ses fous et ses vicieux, le peuple de Prés-Bas ranimait un long et beau passé de faits divers.

Il faut dire que le crime était grandiose. En tant que médecin officiant dans le bourg le plus proche, j’avais été mandé sur les lieux dès la découverte du cadavre. En compagnie du bourgmestre et de ses agents, j’avais pénétré dans la métairie, une ferme quelque peu isolée à un kilomètre de la route. Suivant un long couloir maculé de terre et d’excréments, nous avions débouché dans la pièce commune et aperçu, au milieu d’un fouillis de paille taché de flaques sanglantes, un homme qui nous souriait. On avait prolongé ses lèvres de deux plaies rouges et dessiné un sourire cruel jusqu’au coin des paupières. Je distinguai des chicots noircis dans la bouillie de chair qui, déjà, prenait une teinte brunâtre. Les bras étaient légèrement écartés, les mains entrouvertes, le torse détendu. En-dessous, un gouffre béant où germait une pousse plus claire qui, à notre effarement, prenait rapidement ses aises et vaquait librement hors du corps du malheureux, serpentant dans la pièce entière et marbrant de lacets rosâtres la terre battue. Le criminel avait éviscéré sa victime et disposé avec art les entrailles dans le décor. Des tourbillons de tripes pendaient ça et là, certains fixés à mi-hauteur du mur, d’autres enfoncés dans la glaise répugnante comme si l’on s’était servi des boyaux pour creuser des sillons à même le sol. Après quelques haut-le-cœur mal contrôlés et des notes prises à la va-vite dans la puanteur suffocante, le bourgmestre m’ordonna de procéder au rapatriement des organes dans le corps de la victime. Je ne pus alors m’empêcher d’observer une fois encore, avec une pointe d’admiration, la macabre disposition des viscères. Je rafistolai grossièrement le corps. J’obtins une sorte de poupée au ventre anormalement gonflé, au sourire effrayant et aux membres étrangement disposés. Une voiture de police du comté achemina le cadavre jusqu’à mon cabinet. Quatre jours plus tard, l’enquête était bouclée. Comme tous les habitants de la région, l’annonce de l’arrestation me fut un grand soulagement.

En ce matin cireux noyé de brouillard, Prés-Bas s’apprêtait gaiement, décidée à faire une belle performance pour son premier drame judiciaire. Une même impatience prenait le village aux tripes ; on voyait sur la place de braves paysans imbibés de vin rouge, les cheveux hérissés de paille, dont les propos charriaient la houle chantante du patois, et des groupes de femmes fortes et rouges, en tabliers sales, qui corrigeait des gamins ravis d’échapper à la classe ou aux champs. En effet, il restait quelques jours avant les moissons, mais on les désertait sans regret. Pour la première fois depuis des lustres, la terre de Prés-Bas dût attendre que la faveur des hommes lui revînt. Tous se réunissait autour de la « mairie », nom pompeux qui désignait une vulgaire masure hissant sa toiture difforme au-dessus des bicoques voisines comme un bossu cherchant, malgré sa difformité, à dominer son monde. Là communiait silencieusement la foule ; elle consommait avec chaleur l’hostie sanglante.

Ce matin, alors que se pressaient dans la salle d’audience les corps à l’odeur rance de sueur et d’urine, je percevais si bien cette effervescence sauvage que je ne parvenais pas à échapper à son emprise. Mes longs doigts, habitués aux minutieux travaux de chirurgie, étaient pris de tressaillements. Derrière moi, les bancs s’étageaient dans l’ombre sordide de la pièce qui n’était guère taillée pour ce genre de rassemblements. On s’entassait sans ménagement, rustres sur rustres, avec une brusquerie et une impudeur crasses. Ici un jupon relevé, là des braies crottées esquissaient un spectacle rebutant. Les mômes se calaient à plat ventre sous les bancs. Je serrai contre moi mon long manteau de laine.
Devant, sur la gauche, de profil par rapport à l’auditoire, un homme d’une quarantaine d’années montrait un visage hâve, mangé de barbe, et des cernes violacés, presque carmins. Les yeux agités, en perpétuel mouvement, tachaient d’un bleu laiteux ces auréoles boursouflées. Le front, largement dégarni, était lisse et singulièrement luisant. Sous le nez insignifiant, un mauvais rictus retroussait deux lèvres exsangues sur des ratiches brunes. Henri Bernaud n’était pas un accusé sympathique.

Le greffier, sec et rachitique, nous gratifia d’une lecture mélodieuse des charges retenues ; sa voix très pure, étonnamment musicale, modulait avec habileté les longueurs du laïus administratif. Néanmoins, le faisceau de preuves rassemblées par les agents de police était accablant et pointait, tout hérissé de détails macabres, vers M. Bernaud. L’accusé habitait une ferme située à quelques centaines de mètres du domicile de la victime ; les deux hommes, assez proches, se voyaient fréquemment et partageaient le même cercle d’amis. On les croisait plus souvent sur les bancs de la taverne, panses tendues et vestes débraillées, bramant des obscénités et remâchant des griefs immémoriaux que dans les essarts, outils à la main et sueur au front. Pourtant, tout le monde s’accordait à dire que Bernaud et Mornon, l’infortuné éviscéré, n’en étaient jamais venus aux mains, même par ces soirs de longues beuveries crépusculaires. La question du mobile intriguait – bien plus, elle désemparait. On la considérait sous tous les angles, on la tripotait et on la triturait si violemment qu’après avoir été malaxés par des dizaines de cervelles épaisses, les faits, pourtant clairs, ne laissaient plus qu’une écœurante sensation de confusion. On avait relevé sur les lieux du crime des empreintes de grosses semelles striées semblables à celles des sabots de l’accusé ; on avait d’ailleurs retrouvé ces preuves accablantes chez Bernaud lui-même, encore rouges de terre battue et d’amas sanglants mêlés de cheveux. Non loin de là, froissés dans un épouvantable désordre, traînaient des vêtements sales. L’un d’eux était moucheté de salissures brunes. Enfin – et ce point suffisait généralement à faire taire les doutes –, c’était un couteau de boucher appartenant à Bernaud qui avait servi à vider la victime comme une simple volaille.

Et pourtant... pourtant, on ne se résignait pas au règlement de comptes entre ivrognes. L’éviscération méticuleuse de la victime, le soin minutieux avec lequel on avait déroulé et disposés les entrailles ne collait pas avec une rixe avinée entre deux copains de taverne. Le juge lui-même, se trémoussant du haut de son estrade, en éprouvait des désagréments semblables à de douloureuses constipations. Il entreprit d’interroger l’accusé sur ses faits et gestes le soir du crime. Bernaud reconnut s’être rendu à la métairie un peu avant vingt heures mais affirma avoir découvert son camarade déjà mort, écartelé et pris dans la toile sanguinolente de sa propre tripaille :

— Une bête, l’bide explosé par tout plein d’sang et découpé comme du gros bétail, m’sieur l’Juge. Une vraie boucherie, toute salopée, j’vous l’jure !
Mais ses propos, ponctués de jurements du plus mauvais effet, comportaient de fâcheuses incohérences. Il prétendait s’être précipité pour prévenir le bourgmestre et avoir confié son funèbre message à un voyageur de passage, manteau long et capuche, qui se dirigeait à cheval vers le bourg – mais il n’avait pas vu son visage. Il disait être retourné ensuite chez Mornon pour « tâcher d’voir c’que j’pouvons faire pour l’malheureux, m’sieur l’Juge » – mais le père Ramone l’avait aperçu derrière sa haie aux alentours de vingt heures, courant comme un dératé et dissimulant sous un bras une étoffe tachée.
— Vous preniez la fuite, M. Bernaud, vous preniez la fuite ! s’énerva le juge.
À mesure que progressait, cahotante, la reconstitution des faits, le magistrat s’échauffait dangereusement, étranglé par l’impatience, convulsant et postillonnant davantage à chaque affabulation de l’accusé. À sa figure cramoisie et quasi asphyxiée s’opposait le visage décomposé de Bernaud, aux pupilles tremblantes, effarouchées, oscillant maladivement dans le blanc de l’œil comme prises elles aussi de syncopes. Je scrutai ces iris enragés, fasciné par ce regard où la fièvre – à moins que ce ne soit la peur – mettait une buée malsaine. C’était le regard d’un fou ; or, seul un fou avait pu commettre ce crime.

L’interrogatoire tourna rapidement court. Le juge fit venir à la barre quelques témoins dont l’ignorance quant à la chose était trop manifeste pour qu’on les retînt là bien longtemps. Ce fut enfin mon tour.
— Docteur, vous avez fait les constatations sur les lieux du crime et procédé à l’autopsie. Pouvez-vous nous exposer vos principales conclusions ?
Je résumai le rapport que j’avais déjà transmis aux agents du bourgmestre. Le babil ambiant s’atténua. Dans les procès criminels, l’expert a toujours le beau rôle : magicien des corps, on attend de lui des preuves irréfutables d’où tirer une condamnation bien propre, sans états d’âme, inéluctable. Je sentais cette lourde attente de foule échauffée peser sur mon thorax et m’étouffer sous une chape de silence. Les mots ne cessaient de jaillir d’entre mes lèvres mais mes pensées, à la dérive, m’arrachaient à mon propre corps ; je croyais me tenir au fond de la pièce, avec les autres, et joindre mes regards voraces aux leurs qui, emplis d’une sombre ardeur, se jetaient sur moi et me raclaient le dos. Dans ma poche, je serrai la chevalière à m’en faire blanchir les jointures, cherchant par ce geste rituel à vaincre l’irrésistible angoisse que j’éprouvais toujours à m’exprimer en public. Mon anxiété était telle que je sortis la bague de mon vêtement et continuait de la triturer en décrivant les blessures observées sur le cadavre.
Les iris enragés de Bernaud cessèrent de papillonner. Sa mâchoire se décrocha, ouvrant un gouffre puant dans l’ovale hagard du visage. Sa voix éraillée jaillit comme un rugissement animal :
— C’est la bague d’Mornon, cré, la bague d’ce pauvr’Mornon ! Diable, c’est toi, docteur, qui l’as tué ! T’l’as tout découpé avec tes outils d’l’enfer !
Il écumait et braillait comme un porc égorgé. Ses hurlements de bête ne s’arrêtaient pas. J’étais abasourdi. La phrase que j’avais entamée s’effilocha dans l’air, sans que je parvienne à la rattraper. Le juge se retint pour ne pas craquer et tenta de couvrir les cris de Bernaud de ses propres beuglements. Le public s’esclaffa et quelques têtes, ravies du coup de théâtre, se fendirent de grands sourires. Je crus que certains allaient applaudir. La colère me tordit le ventre. J’étais outré de cette bouffonnerie. J’interpellai le rustaud avec haine :
— Qui êtes-vous Bernaud, pour mettre en cause mon honnêteté dans une affaire de meurtre ? Pour tacher de votre bave répugnante mon innocence et ma bonne foi ? Tout ceci est d’une absurdité navrante ! Je suis ici pour éclairer la cour sur les données scientifiques du crime, pas pour me voir ridiculisé par des accusations délirantes ! Je demande à Monsieur le juge le droit de me retirer. Je ne saurai endurer davantage de la part d’un malotru qui, me semble-t-il, n’est pas en position de proférer de tels mensonges !
J’avais mis trop de hargne dans ma repartie – mais j’étais hors de moi ! Le juge, rappelé à son devoir, nous invita au calme. Mon aigreur et l’agressivité de mes propos avaient allumé une inquiétante étincelle dans ses yeux de fouine. Avant de me libérer, il lança, sur le ton badin de la confidence :
— Bien sûr, docteur. Entre nous, à qui d’autre que vous pourrait appartenir cette chevalière ?
Les plis de la bouche se relevèrent en une moue rieuse ; le regard mi-sérieux, mi-amusé, n’appelait pas de démenti. Me déridant, je hochai à peine la tête, offrant un visage affable où l’innocence le disputait à la connivence. Le sourire espiègle du juge explosa en un franc éclat de rire que les paysans reprirent en chœur, se frappant les cuisses avec fougue comme s’il se fût agi d’une bonne blague. Moi-même je lâchai quelques ricanements, soulagé de sentir la tension se relâcher et d’échapper à l’attention générale.
— Docteur, l’accusé est-il selon vous coupable des charges retenues contre lui ?
Les mots du juge glacèrent mes émouvantes retrouvailles avec la sérénité. Toute la salle reporta ses regards sur l’accusé, calé dans une encoignure et défiguré par l’ombre. Avec toute la gravité que réclamait la question, je déclarai :
— Compte tenu de la nature des blessures et de l’état mental de l’accusé, je suis intimement convaincu qu’Henri Bernaud est coupable d’homicide volontaire sur la personne de Paul Mornon.

Je ne vis guère davantage du procès. Épuisé par l’épreuve de la barre, je rentrai chez moi peu après ma déposition. Le trajet à cheval, dans l’air pur d’une belle journée d’été, me fit le plus grand bien. Le soleil de fin d’après-midi baignait d’une clarté doucereuse l’étendue des plaines. Passant le pont Saint-Marc, je ralentis, songeur. Des reflets incandescents s’agitaient sur l’onde. Je devais prendre mes précautions.
Je lançai la chevalière dans l’eau claire du ruisseau.

ROM - Faites vos jeux (mars 2011)


Je poussai le large panneau de chêne incrusté d’ébène. Derrière, un alignement vague de fauteuils défraîchis aux bras rehaussés d’or bordait d’éclats un long couloir baigné d’ombre et de poussière. Il n’y avait personne mais le lieu bruissait d’une étrange présence ; les tentures de moire tombaient en larges flaques sur le parquet vieilli, arborant des reflets sournois qui jaillissaient sous les chandelles ; le son d’un luth, derrière les cloisons, mourait en brefs échos sonores au pied des coffres marquetés, négligemment ouverts sur des gueules obscures. Un clair de lune peureux tombait à regret des croisées et jetait des gouttes laiteuses à mes pieds. J’avançai parmi ces perspectives irréelles, je devinai les boiseries et les fresques écaillées avec le sentiment de pénétrer dans un domaine gorgé de nuit à l’haleine lourde de ténèbres. Mes pas arrachèrent un cri aux lattes usées, immédiatement étouffé par les velours épais des causeuses et des bergères. Je scrutai le sol pour éviter de m’empêtrer dans les vieilleries entassées contre le mobilier – des boîtes à musique, des rubans et des dentelles débordant de coffrets ouvragés, quelques reliures au cuir fatigué et un grand nombre de cornets à dés, jeux de cartes et gros sous maculés d’empreintes –, lorsque j’aperçus une simple porte de bois clair, sans poignée, qui nimbait d’un halo pâle le point de fuite de la galerie.


Secouant la tête pour sortir de l’hébétude qui me gagnait progressivement, je parvins en quelques enjambées au battant que je poussai du bout des doigts. Il céda sans bruit à ma pression. Derrière, on jouait.

Des tables tendues de rouge, de vert et de bleu s’étageaient par dizaines dans les profondeurs d’une ancienne chapelle. Les vitraux, badigeonnés de noir, montraient des yeux crevés dont les pleurs fantômes, grisâtres, oppressants, se mêlaient aux volutes paresseuses des fumerolles que soufflait l’encens presque consumé. La seule clarté provenait d’un lustre en fer forgé, perdu dans les hauteurs de la nef, sous une rotonde condamnée. Mais l’éclat des cierges, comme s’il se fut affadi en tombant de si haut, se noyait dans le grain sale des draperies et des brocarts. Une semi-pénombre aplanissait les formes, vêtant de gaze maladive les êtres et les choses.

Malgré tout, on jouait. Dans le transept, des silhouettes se groupaient autour des tapis, lançaient des jetons de vieux cuivre et suivaient avec une tension perceptible le ballet muet des cartes ; les dés passaient de mains en mains, avec une brusquerie discrète, une violence frémissante. Les gestes des joueurs, empreints d’une sourde retenue, déployaient dans le jour spectral des arabesques vibrantes, prêtes à craquer. Une lourde pulsation, rauque comme le raclement des dés dans les cornets, pesait sur les corps, courbait les dos, brisait les doigts. On eût dit le poitrail fumant d’une bête monstrueuse qui pesait sur nos têtes et soufflait une buée malsaine. Étouffant, je sentis mon pouls s’affoler ; j’inspirai à plusieurs reprises l’air corrompu, luttant contre l’angoisse. La lourde masse du tombeau s’entrouvrit. Ma respiration s’accorda bientôt au lent roulis des corps devant moi.

Je quittai le nimbe charbonneux du porche et descendis quelques marches en direction des tables. Ma grande carcasse glissa sur le marbre. Une douce indifférence, comme une euphorie nue et glacée, coula au creux de mes reins, collant à mes paumes écartées. Je goûtai le calme sépulcral. Le désir du jeu me mordit les entrailles ; la brûlure, dans mon ventre, nourrit mon sang transi. Je fus pris d’une passion glaciale comme les mourants par le trépas.

Arrivé près des joueurs, je pus distinguer, sous les chevelures brouillées en sombres auréoles, des visages cireux. Les lèvres, pâles et brillantes, mettaient sur tous ces masques une phosphorescence d’outre-tombe ; tournées vers le jeu qui se poursuivait en un vivant tournis de pièces, elles arboraient des moues tordues, s’entrouvrant parfois sur deux rangées de nacre avant de trouer d’un sourire d’ombre une chair malade. C’était les reflets troubles d’une même grimace. Je sentis mes crocs percer à travers ma bouche. Saisi d’une joie sinistre et enivrante, je me penchai vers la première table.

Je perçus brutalement la houle murmurante du jeu ; des sifflements rauques, éructés douloureusement, formaient des nombres sans suite ; les trachées se tordaient pour cracher des phrases énigmatiques qui claquaient dans l’air en mourant. S’y mêlaient les injonctions imperceptibles du croupier et le crissement des ongles ramassant les mises. J’étais hypnotisé par cette étrange cacophonie aux limites de l’audible. Ma poitrine se soulevait en d’écœurants haut-le-cœur au son des mâchoires qui craquaient et des chairs fripées. Mes bras, pris d’une rigidité soudaine, heurtèrent le panneau de bois et de métal. Je m’y retins, accablé d’une pesante faiblesse. Je posai des griffes noueuses sur le tapis vert. Tout se figea.

Les dés, arrêtés dans leur course, vacillèrent le long d’une trajectoire improbable, dessinant dans l’air une traîne blanchâtre. Les cartes parurent frémir et se tordre sous l’effet d’une pression malfaisante. Les écus flamboyèrent.

Ils me regardaient tous.

Ils me fixaient de leurs orbites vides. Ils tendaient leurs museaux rongés et tiraient leurs chairs gangrénées où perçait l’os. Leurs gosiers exhalèrent un souffle de sépulcre. Lentement, leurs serres décharnées cliquetèrent et rythmèrent le branlement des carcasses sous les capes miteuses. Le martèlement se mut en cadence nerveuse, en fatale impatience. En interrogation pressante.

À ma droite, un dé accrocha un chatoiement macabre.
Je m’en saisis.

dimanche 27 juin 2010

ROM - Sur le fil (juin 2010)

La Trame

Sur toutes les planètes que j'ai visitées, j'ai rencontré des diseuses de bonne aventure, des voyantes, des oracles. Où qu'il soit dans l'univers, l'être humain ne peut se passer du réconfort de la superstition. Depuis des millénaires, l'Empire terrien tisse sa toile ésotérique aux quatre coins de la galaxie. Mais je ne sentais rien en moi, mon cœur était vide. Il avait soif de profondeur. Je décidai d'arpenter les terres de croyance. Je voulais me mêler aux obscurs réseaux de la foi, entendre des langues, voir des visages, toucher des mains qui priaient, craignaient, espéraient. Je suis parti vêtu de l'humble habit du pèlerin, anonyme, pour rejoindre un courant plus vaste.

J'ai parcouru des sentiers tracés par d'anciennes confréries dévouées aux mystères de l'esprit humain. Je me suis mêlé aux foules en liesse sur les pages de Hodfu, sous les déluges d'astéroïdes mourant dans la mer, et j'ai partagé leur ferveur. Dans les dédales des marchés de Kern, j'ai senti vibrer sous mes pieds les catacombes et leurs monstres ; j'ai côtoyé leurs légendes. On m'a parlé de dieux et de démons, d'anges et de nymphes. Des gourous, des prêtres, des chamans, des poètes m'ont reçu dans leurs palaces ou leurs taudis. La plupart étaient des charlatans, mais certains rayonnaient d'une certitude qui me semblait autant folie que sagesse. Quelque chose dans leurs yeux m'attirait.

J'ai fini mon périple dans les cabanes suspendues de Roöd où des hôtes aux visages indifférents me nourrirent en silence avant de me laisser dormir. Sous les étoiles, je voyais les branches de l'Arbre s'entremêler, à peine frémissantes, et sertir comme des vitraux les éclats du ciel. Dans la plaine, plus loin, les pas légers des chasseurs faisaient bruire la nuit. Des arcs se tendaient, des traits partaient dans la brume et des bêtes, haletantes, se couchaient pour mourir. Il me semblait que ce court trajet de la vie à la mort était la seule chose dont je pus être certain. Le sommeil tardait à venir. J'observai le temps suspendu sur les crêtes des montagnes, les bras croisés au bord du vide. Des corps simiesques dévalaient en couinant les branches et les broussailles. Une demi-lune, striée par les feuillages, jetait un rayon pâle. Je refusais d'accepter que j'avais terminé ma route, que tout ce que j'avais trouvé, c'était ce glissement furtif du soir entre les arbres et ce peuple nocturne silencieux, vaquant à ses occupations sans s'occuper du monde. Il me fallait plus que cette simplicité.
L'air était tiède. Des grains de pollen s'accrochaient à l'écorce des troncs. J'appuyai ma tête contre une paroi de la cabane et m'endormit.

Je fis des songes troublants. Dans une clarté laiteuse, des visages m'apparaissaient, voilés. Plus je tentais de les approcher, plus leurs formes s'effaçaient, laissant autour de moi des masques aux traits gommés. J'avançai dans un paysage de formes estompées. Les chemins, sous mes pas, ne menaient à rien d'autre qu'un horizon blanc et inerte. Des lignes s'y agitaient, d'abord grises, puis de plus en plus lumineuses, jusqu'à devenir d'un éclat insoutenable. Je détournai la tête mais mon regard se brûla à d'autres enchevêtrements étincelants. Tout autour de moi rayonnaient ces courbes mouvantes. Je ne comprenais pas leurs dessins. Elles m'enserraient davantage, frôlant ma peau, m'hypnotisant. Je m'aperçus qu'elles traversaient les corps fantômes autour de moi. De mon propre cœur jaillissait un rai de couleur blanche. Mon pouls affolé projetait des secousses lumineuses dans ce réseau de fils impalpables qui se déplaçait avec les déambulations des silhouettes. Je fis quelques pas, cherchant à me calmer. La toile de lumière enveloppa mes membres, se formant et se reformant au moindre de mes gestes. Chacun de mes mouvements la modulait d'une autre façon. Certains nœuds brillaient davantage que d'autres. Le tout semblait presque vivant. Au fond de mon sommeil, je sentis quelque chose naître en moi. À mon réveil, je quittai Roöd.

Cette année-là, plus de deux cents sectes nouvelles s'établirent dans l'Empire. En dix ans, sept religions avaient rejoint le panthéon hétéroclite de la foi terrienne. La Flotte avait colonisé deux planètes, dont l'une possédait une atmosphère euphorisante qui attirait scientifiques et drogués. En l'an 9 998, Rune tomba aux mains des prêtres rouges. Il y eut des massacres, puis la paix revint. On célébra enfin le dixième millénaire de l'Empire, à coups de processions et de prières.

Quant à moi, après ma nuit à Roöd, je parcourus la Trame. Je passai d'abord deux ans dans les glaces lunaires à appréhender la puissance et l'étendue de la toile lumineuse qui s'était révélée à moi. Mes rêves, de plus en plus réels, se muaient en transes qui duraient plusieurs jours. Je me déplaçais en esprit sur le réseau lumineux, apprenant à suivre un chemin jusqu'à sa disparition, à remonter de nœud en nœud, à m'orienter dans ce labyrinthe mental. J'y découvrais des images et des souvenirs. Mes souvenirs. La Trame était très dense autour de mon corps. Elle frémissait et je suivais ces secousses imperceptibles pour remonter le cours de ma propre vie. Je compris que j'accédai à la structure cachée de ma présence au monde. Durant mes longs sommeils, je marchais sur le fil de mon existence. Le temps n'était plus linéaire : il était cet enchevêtrement même de possibles, il se fragmentait le long de toutes ces directions envisageables. Chacune de mes décisions remodelait l'ensemble. Le passé et l'avenir étaient à ma portée. Mon futur, cependant, me restait imprécis.

Je repris contact avec l'humanité dans une chambre d'hôtel du quartier pauvre de Lohr. J'avais ramené une fille, ni belle ni laide, entre deux âges. Après nos ébats silencieux, elle s'endormit et, au contact de ses cheveux d'ébène, mes mains crépitèrent comme parcourues d'électricité. Je fermai les yeux. La Trame m'apparut, plus vivante, plus nette que jamais auparavant. Elle se mouvait au rythme des respirations de la jeune femme. Mes doigts scintillaient au-dessus du front rêveur. Pour la première fois, je pénétrai dans le réseau d'une autre vie que la mienne. M'arrivèrent en foule des visages brouillés, comme des photos de famille floues, et quelques joies. Beaucoup de larmes. Je vis la misère d'une existence ordinaire, sans espoir de changement. Je déambulai des heures dans les méandres de cette vie autrefois inconnue, que désormais je connaissais par cœur. Mon esprit accélérait le long de ces filaments blanchâtres, se propulsant d'un nœud à l'autre. Je me laissais guider, sentant, à l'éclat diminuant des courbes, que j'approchais d'une fin. Une odeur de poudre me suffoqua. Je manquai d'ouvrir les yeux, mais tins bon. Un voile plus sombre que les écrans blanchâtres de mes visions s'estompa peu à peu. J'aperçus un corps inanimé, la tête en sang, le pistolet à la main. Je sentis la Trame se rétracter, quittant douloureusement la silhouette allongée sur le plancher. Les lucioles s'éteignirent une à une. Chaque disparition m'arracha un cri muet de souffrance. Je sortis de ma transe meurtri et perclus de fatigue. La fille dormait, dans la même position que la femme suicidée sur le plancher.

En l'an 10 005, je m'installai sur Orbanne, petite lune insignifiante, à la périphérie du territoire de l'Empire. C'était une planète rongée de tristesse et de superstition. Y vivait un peuple rêveur à l'espoir déçu. Je tenais une échoppe miteuse dans une rue où abondaient librairies ésotériques, salons de voyance, dortoirs de rêve. Dans les faubourgs, des femmes vendaient du plaisir à peu de prix. Ici, nous vendions de la foi au rabais.
Je monnayais mes prédictions et acquis rapidement une certaine célébrité dans le quartier. Mais la Trame était ma demeure maudite. Je voyais le destin de ceux qui venaient me consulter, mais surtout, je voyais leur mort. Je sentais la Trame s'effacer après chaque vie arrivée à son terme. C'était toujours une torture. Les fils, d'étincelants, devenaient ternes, puis disparaissaient. La Trame se reformait, laissant dans l'oubli les êtres qui étaient partis. Bientôt, l'épuisement me gagna et l'acuité de mes visions diminua.

À cette époque de ma vie, lorsque l'homme entra dans ma boutique, je ne saisissais plus de la Trame que quelques fulgurances, éclats trop vite éteints sur un fond blanc. L'inconnu, de grande taille, avait les traits tirés et les orbites creusées. Sans un mot, il s'assit à la table et je fermai les yeux. D'abord, je ne distinguai rien. Derrière mes paupières closes, rien ne s'agitait. La Trame n'était plus là. Je paniquai, m'exhortant intérieurement au calme. Ce vide me terrifiait. Puis je remarquai des formes brouillées, sombres, qui s'imprimaient et s'agençaient sur le fond clair. Elles dessinaient des visages qui m'étaient familiers. De lents courants enfumés passaient de l'une à l'autre. Les volumes gonflaient et se tordaient autour de moi. Ils m'englobaient dans leurs esquisses trop compliquées à mes yeux, et pourtant familières. Tout à coup, je sentis une présence habiter ces ombres. L'homme aux yeux cernés se déplaçait sur la mosaïque de fumée et s'avançait vers moi. Il dansait d'une forme à l'autre, habilement, sans hâte, choisissait une arabesque, contournant une rosace. Je ne comprenais pas les ressorts de cette trame d'un autre genre, si paresseuse, si sombre – pourtant si dense. Mes doigts brassaient le vide, chassant des vapeurs noires qui se remodelaient instantanément ailleurs.
C'était d'une beauté incroyable. Mais ce n'était plus la Trame que j'avais connue. J'ouvris les yeux. L'inconnu, en face, avait les siens fermés. Ses traits se contractèrent l'espace d'une seconde, tirés par la douleur. Il me fixa de ses prunelles d'or et me sourit tristement.
– C'est pour bientôt, dit-il simplement.
Et il disparut dans un claquement de cape.

ROM - Sacré Graal (mai 2010)

Miroir


Erald quitta la ville à l'aube. Une chaleur épaisse et moutonnante suait des larges plaines de blé rouge couchées sous les murailles. Le Pays, nonchalamment, bâillait, et la langue rose du matin lapait l'horizon humide. Le jeune homme, sourire d'enfant et cheveux d'or, s'élança aux côtés de sa monture, laissant d'abord celle-ci allonger quelques enjambées de titan, avant de s'y hisser agilement. Sous leur course fougueuse s'ébrouait la crinière rousse des plaines. La cuirasse gris pâle de la bête miroitait sous les rayons, et ses halètements de feu, par endroit, faisaient craquer la terre. Au son des trompettes lointaines de la citadelle, le dragon prit son envol ; son corps fuselé et puissant, s'agrippant aux courants chauds, monta en flèche vers le ciel. Ses battements d'ailes, par moments, frôlaient les derniers rubans pâles des brumes nocturnes. Erald, relâchant sa prise, sentit son cœur battre au rythme de ces lents crissements d'écailles sur l'air pur du matin.
Superbe journée en perspective, ouverte sur des horizons déserts. Vers le Sud, les rivières de sable leur indiquaient la route. Cette troisième année de quête touchait à sa fin, et Erald percevait, sensation nouvelle, qu'il approchait enfin de quelque chose. Un soupçon d'insouciance se mêlait à son enthousiasme. Il se sentait l'âme épique, quoi qu'on en dise.

La nuit arrivée, ils avaient trouvé refuge dans les hauteurs d'une forêt, couchés contre le ventre du ciel, aimait à penser Erald. Son dragon, Lory (c'était une femelle), était pendue aux branches basses et ronflait. Notre voyageur avait, lui, atteint les cimes. Visage d'or penché sur les frondaisons, il dominait le monde endormi. Il parcourut à grandes enjambées le tête frissonnante des arbres, imperceptible, levant la sienne vers les étoiles. Pourtant, il trouvait quelque chose d'angoissant à cette nuit sereine, splendide, et n'osait fermer les yeux. Des falaises grises dressaient leur haute stature à quelques kilomètres ; en jaillissaient, porté par la brise, de doux murmures, et parfois un rire. Les bois ployaient dans cette direction, prêtant hommage à ces géantes de pierre. C'était sans doute stupide de croire tout cela magique, mais voilà ce que ce se disait Erald, magique... Tant d'étrange élégance faisait naître en lui une sourde plainte. Mais le sommeil s'empara si vite de lui ! Son corps s'évanouit dans les feuillages, léger comme une plume, et atterri dans un grand buisson de gui. Car la fatigue sait se montrer brutale et quelquefois, comme la mort qui ne s'annonce pas, elle vient chercher son dû.
Erald rêvait déjà avant d'atteindre sa couche végétale. Il rêvait des visions divines, chuchotées par d'immortelles lèvres.

Des ruisseaux pourpres se ruent à l'assaut d'un marbre noir. Erald vibre d'excitation, la main sur la garde de son épée. Son périple touche à sa fin. Graal de tous les Graal, son destin, la raison de ces rêves innombrables... Le même palais de cendres, qu'il rêve depuis des années, se dresse comme un puits de nuit sur la surface du monde, néant irrésistible. Dans les clairs obscurs du songe, il tente de distinguer, à l'intérieur, ce qui peut l'attendre : un objet légendaire, une révélation, une rencontre ?
Rien qu'un soupçon de rouge dans cette mer d'onyx, rien d'autre. Le fil écarlate d'une vie sur une toile d'ombre. Coulure de sang chaud – des pleurs dans la nuit froide.

Au réveil, il était nuit encore. Lory grondait en bas, affamée. Erald haletait, secoué de frissons ; une main glaciale agrippait son esprit. Au fond de sa gorge, pour la première fois, le goût amer de la peur. Il cria à sa bête, d'une voix plus forte qu'il ne l'aurait voulu :
– Allez, va chasser et on décolle !
Repas englouti, ils reprirent la route. Le cours escarpé de l'Ondine, d'en bas, les guidait, perdu dans l'ocre des plateaux. Plus loin encore, on décelait l'éclat ténu des Mers de Jade. Mais là n'était pas leur destination. Il leur faudrait, derrière les portes du monde, en rejoindre le reflet inconnu. Ils se rendaient en Miroir. Cette terre sans habitants, ni vivants, ni morts, simple ébauche d'un monde possible, était peu accueillante. Elle n'aimait pas qu'on cherche à la remplir et expulsait la plupart de ceux qui, orgueilleusement, s'y engageaient. Aventuriers, exilés, armées... : on avait retrouvé, aux frontières du Miroir, des hommes vieillis de dizaines d'années, vivant des rêves dont ils ne pouvaient plus s'échapper, fous pour la plupart, l'âme flétrie d'ancestrales tristesses. Certains cependant ne revenaient pas.
Erald savait qu'on l'y laisserait entrer. Il avait été appelé.

Lory et lui voyagèrent encore quelques jours, accompagnés par la course du soleil vert et les rosaces des météorites. Le jeune homme était fébrile et épuisé. Lory même montrait moins de fougue, battait lourdement des ailes. Puis les couleurs se mirent à fuir des deux côtés du jour. Des étincelles blanches se mêlèrent à la poussière charriée par le vent. On arrivait en Miroir. Les voyageurs passèrent la porte Sud, depuis longtemps abandonnée – reste de civilisation au bout du monde. Au-delà une mer de brume mouvante s'étendait à l'infini et dissimulait le sol. Les perspectives s'y diluaient.
Toute la nuit, ils survolent cette impalpable terre. Il leur semble approcher d'un lieu incroyable qui les attire à lui et cherche à dévorer l'univers. Il fait de plus en plus froid. Pour la première fois depuis des années, Erald ne rêve pas.

Nouvelle caresse du jour, rêche et mordante. Erald vacille. Lory, à bout de forces, peine à maintenir sa trajectoire. À l'horizon des crêtes dentelées, dents d'ivoire dans une mâchoire bleue, ceinturent le monde. Qu'y a-t-il au-delà ?, songe Erald.
Ils chutent. Lory tourbillonne. Ses pauvres ailes, collantes de poussière et brisées de fatigue, flottent inanimées dans ce long sillage de vent qui s'échevèle derrière eux. Ils tombent dans la poussière qui tombe, en fine pluie, du ciel. Ce sont les larmes de Miroir. Ils plongent dans l'onde nuageuse. Ça ne fait pas de bruit. L'aube desséchée, au Nord, jette un rayon sanglant sur la plaine immense où ils disparaissent tous deux.

La forteresse noire tend sa bouche béante au-dessus des dunes, irradiant d'une beauté insoutenable. Erald fait face au palais de ses visions. Il ne sait ce qui a arrêté sa chute. Il a les mains en sang et la peau arrachée. Il avance. Un pas. Encore. Il entre. La gorge d'ombre déglutit.
Le hall est d'obsidienne nue. Des flammes de nacre en lèchent les murs. On dirait le mausolée d'une ancienne dynastie, la demeure splendide de l'éternité. Les courbes de la pierre, élégantes et raffinées, esquissent le récit d'une histoire sublime et inexplicablement cruelle. Erald pénètre dans un couloir aux ogives d'onyx. Il a la nausée ; entre ses lèvres brûlées passe un air coupant comme une lame. Épuisé, il titube jusqu'à une chambre tapissée de brocart noir. Des miroirs fumés entourent un lit funèbre où brûlent des larmes écarlates.
Des larmes.

Deux grands yeux noirs, des cils qui ne battent pas. Ses lèvres froides sur un baiser d'adieu. Daphné. La pierre elle-même murmure son nom. Un autre vient s'y mêler dans la litanie du deuil. Erald. Les échos de destins tragiques échouent sur les murailles et refluent vers la chambre. La percussion des siècles. Elle est vêtue de soie noir, sur le lit. Erald s'approche du corps mourant, fasciné par ce regard si vaste noyé de larmes rouges. L'éternité quitte cet être, maintenant qu'il est là. Elle l'a appelé et lui transmet son flambeau.
Erald comprend qu'il n'est qu'un maillon d'une chaîne immense, nouée de génération en génération. Dans l'écarlate incandescente qui baigne la couche, il s'allonge auprès de Daphné qui respire à peine. Est-ce un sacrifice ? Il sait qu'il doit souffrir pour que d'autres puissent vivre, qu'il lui faut embrasser cette douleur et la contenir en lui pour qu'elle n'absorbe pas le monde. Il paiera de sa vie le tribut de l'humanité, gardien de ce lieu jusqu'à ce qu'un autre à nouveau, appelé, désiré par lui, ne vienne l'en délivrer. Qui aurait pensé que Miroir fût si semblable à notre monde ?, songe-t-il. Le cœur de sable de ce pays bat sous la peau du désert, il pleure ses disparus. Tout a un prix, même le bonheur.
Prisonnier de ces révélations, Erald prend dans sa main celle de sa princesse morte, se noie dans un étouffant carmin. Des reflets gris teintent la salle. Seule une larme rouge, encore, attache à son esprit la conscience du monde. Mais il est né pour en sauver d'autres, et se perdre lui-même.

Et si personne n'en savait jamais rien ?


jeudi 11 mars 2010

ROM - La science des rêves (mars 2010)

Quelque chose mange la nuit

Je mange la nuit, à petits pas, j'y découpe des ombres sous l'ivoire de mes dents. Je mange la nuit et ses abîmes, et goûte son noir. Quand l'aube s'ébroue dans deux auréoles claires, je me retire. Tout est lisse et entier à la surface.

Journal de bord

1er jour

Aujourd'hui, la vue d'un petit globe blond jaillissant des ténèbres m'a redonné vie. Derrière les baies de l'astronef, Umar, terre vierge, m'a tendu les bras, nue dans sa poussière d'or, immaculée. Monde de déserts, vaste langue de sable qui irrite, de son atmosphère rouge, le bleu d'encre de l'espace : c'est le lieu que l'Ordre a élu pour abriter sa renaissance. Mes frères et moi avons mis fin à notre exil.
Ce soir, je m'endors, plein d'espoir et de gratitude, déjà, pour cette terre. Il me semble qu'elle résonne de nos souffles pieux, et respire avec nous des rêves d'avenir.

7e jour

Les travaux d'aménagement de la vallée avancent rapidement. Du lever au coucher des deux soleils, les scaphandres, par dizaines, s'agitent sous le trouble éclat du jour. Je prend part à l'exploration du territoire proche ; d'autres construisent des habitations provisoires, ou ébauchent des routes. Le manque de matériaux nous oblige à dépecer la carcasse déjà rouillée du vaisseau. C'est que jamais nous n'aurions imaginé atterrir sur un monde si nu. Rien, il n'y a rien. Où que le regard se porte, ce ne sont qu'étincelantes perspectives, gigantesques aplats d'ocre doré, sans relief ou presque. Les griffures du vent ne sauraient perturber le doux visage d'Umar : il y a, dans ces quelques dunes qui font jaillir des nez et des pommettes d'une peau friable, des secondes d'éternité. J'ai le sentiment d'arpenter l'intemporel.
Ici, rien ne s'oppose à notre projet. Bâtir une civilisation conforme à notre foi et nos préceptes. Jouer aux apprentis dieux.

12e jour

La nuit est dorée, sur Umar. Du sol sourd une ocre opalescence. Une lueur irisée, comme papillonnante, tombe du ciel endormi. C'est à croire que quelqu'un, là-haut, saupoudre des sorts sur nos sommeils. Le jour, cette planète affiche l'indifférence ; la nuit, elle est envoûtée.
Je sors marcher sous cette pluie de rouille. Les articulations de mon scaphandre grincent, enrouées de sable. J'entends, derrière les cloisons de métal, les songes troublés de mes frères. Certains pleurent ou gémissent. Les nuits d'Umar, trop longues, trop présentes, malgré leurs chatoiements étranges, imprègnent nos esprits d'une inquiète langueur. J'ai le cœur pénétré de noir.
C'est pourquoi je marche, le front bordé d'ombre. Je toise l'horizon froid et pâle, tout au bout de la nuit.

13e jour

Après m'être rendormi, j'ai été assailli de rêves éprouvants. Je ne me souviens qu'avec confusion d'éclats de feu et de détonations bruyantes. Une incroyable souffrance, descendue du ciel, m'a traversé avant de mourir sur la terre, de meurtrir notre terre. Ces images de mort m'escortent depuis le réveil. J'ai la nausée.
Les regards que je croise, au campement, ajoutent à mon inquiétude. Ils sont fuyants, nerveux. Les cauchemars ont peine à s'effacer, même dans cette lumière crue. Ils trainent sous les orbites creusées en cernes sombres. Tous, nous sentons que le sourire d'Umar s'est refroidi. Son désert sans vie nous oppresse. Il pulse douloureusement en nous.

15e jour

Cette nuit, le silence d'Umar s'est empli de cris de douleur. Comme mes frères, je me suis noyé dans des songes sanglants. J'ai le sentiment de vivre la destruction d'un peuple dont j'ignore tout, mais qui ne cesse de mourir en moi. Mes rêves sont hantés.
Noir brillant, odeur de poudre et d'excréments. Des blocs de marbre translucides tombent des édifices, éclatent et brûlent dans des tourbillons ocres – Umar en ébullition. La fumée ronge le décor qui s'effrite sous mes doigts. Avec d'autres soldats, je me faufile parmi les ruines de la cité. D'en haut, à intervalles réguliers, tombe une mitraille verte qui troue les corps, les bâtiments, et le désert domestiqué autour. Des signaux, sur ma visière, m'avertissent que l'ennemi s'apprête à tirer une nouvelle salve. Je me jette à terre.
Le sable est gris et collant, mêlé à la sueur de mon peuple. Notre terre n'est plus qu'un tapis de cendre taché de sang. Je me relève plein de hargne, hurlant des injures, brisé par la douleur. L'explosion a rendu mon bras inerte, mon arme s'accroche au bout. Je vomis. Tremblements de terre, tourbillons de haine. Je suis seul, la patrouille s'est repliée. Dans le déferlement de l'Apocalypse, seul, je me dresse face au ciel d'où viennent les voleurs de planètes. Ils nous extermineront pour avoir Umar, et nous les mènerons au tombeau. Un même linceul pour deux ennemis : la peau granuleuse du désert.

Soir

Un de nos frères est mort. Torturé par le cauchemar, il a pleuré des larmes de sang ; les veines ont sailli de ses bras et tordu ses membres. Une autre forme, un autre être a voulu émerger de son corps souffrant. J'ai reconnu une silhouette entraperçue une nuit, au détour de portiques éventrés, sous des iridescences vertes, une créature que j'ai tenue au bout de mon canon, dont j'ai entendu les suppliques terrifiées, avant d'abattre un corps de plus le long des haies de cadavres.
Le crépuscule hérisse le désert, en détache des crêtes couleur miel. Je marche, hagard, les joues creusées, les yeux brûlants. Ma tête éclate. Mes frères hébétés piétinent frénétiquement alentour. Notre ballet morbide veut fixer les deux bouches de lumière au-dessus de la plaine nue. Retarder l'obscurité. Ne pas dormir.
Au lieu du noir, c'est le vert qui se lève au loin et exhale son souffle. Une poudre émeraude, suffocante, tombe en pluie. Pris de panique, je lève ma mitraillette. Un tir, un seul, troue l'équilibre du soir. Un instant, l'irréel se fraie un chemin jusqu'à nous. Le rêve nous serre la nuque. Puis tout disparaît. Umar s'allonge, indifférente, dans son berceau gris.
Quelque chose mange la nuit.

Jour

Je suis parcouru de tics et de tremblements. La peur me défigure, il dévore la conscience que j'ai de cette planète rousse et duveteuse. Ma vision trouble abrite tantôt des scènes de massacre, tantôt la courbe imperturbable de l'horizon.
Je ne sais ce qui s'est passé sur cette terre avant notre arrivée, quels furent les péchés de ces êtres pour qu'ils soient punis de la sorte. Maintenant, c'est notre tour de rejouer la pièce. Umar délire, nous sommes pris dans sa mémoire fracassée, dans ses déchirements de planète morte. Je crois que ce monde rêve, que moi-même je ne suis plus qu'un de ses fantasmes. Je vis un cauchemar qui n'est pas le mien.



Chaleur – soleils, feu. Silence, rafales. Miroitement du sable, éclairs des combinaisons. Calme et destruction, j'avance. Au travers des déserts éternels, je progresse. Nouvelle victime. Monde bâti de cadavres. Solitude infinie, tout résonne.
Je vois des hommes que j'ai un temps connus arpenter les hauteurs du sable. Comme moi agiter leur bras frêles et leurs armes. Je vois une armée aux bombes asphyxiantes, et une civilisation qu'on dépèce.
Grimace entre deux sursauts de cauchemar.
Avance. Tire.

lundi 1 mars 2010

ROM - Paint It Black (janv. 2010)

Nevedius

Sur le monde inconnu d'Anathor était une mystérieuse cité. Peu d'hommes y pénétrèrent jamais, mais ceux qui foulèrent cette terre légendaire ne le firent qu'en rêve ; car les plus secrètes féeries n'ont nul besoin de châteaux et de dragons pour se dérober à nos curiosités. Elles habitent la face cachée de nos nuits, logées au creux de nos songes et nourries de nos sommeils troublés.

Nevedius était la première cité de la Ligue, plus riche qu'Azur, ville portuaire toute de bleue vêtue et peuplée de sirènes, plus puissante que Nuée, métropole des airs au corset d'argent baigné de nuages, et plus célèbre qu'Auror coiffée d'or, mère des artistes et des poètes. Et rien, pas même les souterrains de la ténébreuse Gouffre, hantés de sortilèges avortés, ne suscitait plus de crainte et de fascination que ce lieu. Joyau architectural d'Anathor, création délirante d'un architecte de génie qui, de la palette du peintre, avait fait une ville, Nevedius était toute de couleurs. On la surnommait l'Arc-en-Ciel.

Qui se mettait en route vers ce lieu fantastique n'apercevait d'abord, sur la courbe douce de l'horizon, qu'un tourbillon d'éclats et de formes. Pris de vertige, il voyait les perspectives bousculées par cette présence trouble, ce brouhaha que seul saisissait le regard. Chimère urbaine, Nevedius absorbait toute lueur et avalait les couleurs du monde.

À l'intérieur, cependant, le malaise né de cette profusion s'estompait. Des mosaïques de couleurs esquissaient à l'infini le lent dégradé de l'arc-en-ciel. Les teintes, conjuguées, contrastées, mélangées, semblaient se déhancher gracieusement sur la rondeur des pierres. À chaque édifice, l'extase visuelle était renouvelée. Les rues se remplissaient de promeneurs qui rêvaient la tête en l'air. Là, on longeait un quartier résidentiel aux villas jaune citron, soutenues par des terrasses safran, on passait près de jardins aux reflets roux, d'allées de marbre pâle et de statues d'ivoire. Plus loin, des ruelles d'un rose vif menaient vers de petites échoppes en torchis vert, fleurant bon la pistache. Sur les façades, des poutres d'un noir brillant soulignaient la silhouette des bicoques vendant jouets et friandises. À quelques pas, la Tour Coquelicot dressait sa grande masse de pierre rouge, bordeaux, et prune ; d'en haut, le quartier marchand paraissait serpenter comme une onde fraîche, passant du vert d'eau au turquoise, puis à l'indigo. Le flâneur aux hasardeuses déambulations découvrait encore le Palais Royal, tapissé d'or et de vermeil, ses toits d'argent et ses bassins de cristal, et la Cathédrale d'onyx, ses gothiques tourelles rehaussées de gargouilles métalliques et ses frontons d'améthyste. Le quartier du jeu et de la luxure célébrait, lui, la couleur bleue : dans de larges atriums, nimbés de la fumée bleue du tabac, des femmes à la peau luisante vous donnaient des baisers d'azur. Mais c'est à la périphérie que Nevedius cachait ses pauvres, dans une fange boueuse d'où la couleur, à force de douleurs et de privations, avait presque fui.

Les légendes sur l'origine de Nevedius étaient légion. La plus célèbre d'entre elles attribuait cette grandiose création à l'exaspération de dieux qu'on avait délaissés. Anathor s'était gavée de pouvoir et, parvenue au faîte de sa prospérité, s'était benoîtement assise sur ses richesses et ses certitudes ; son peuple avait brisé ses idoles en ricanant, renié ses croyances, fermé ses temples et ouvert des lupanars. Et il y en eut, quelque part dans l'Ailleurs, que cette désinvolture irrita. Ils rappelèrent aux hommes leur toute-puissance et, en une nuit, changèrent la face du monde. Là où n'était rien fut Nevedius. La fabuleuse cité trôna désormais au cœur de la Contrée.

Ce prodige ramena les hommes à leur ancienne foi, et, quelque temps, la leçon fut retenue. Des pèlerins vinrent des quatre continents d'Anathor déposer des offrandes sur les jeunes autels de l'Arc-en-Ciel. Soutenue par un peuple à la ferveur renouvelée, entièrement dévouée au culte des couleurs par lesquelles le ciel avait béni les hommes, Nevedius prospéra.

Mais les siècles passèrent sur la terre du miracle. Les jeunes générations chassèrent les vieilles, et leur cœur ne vibra plus au chatoyant contact de cette demeure qui les accueillait avec la bienveillance d'une mère. L'émerveillement s'usa, tout comme la foi et l'amour. Mécènes et artistes cherchèrent à embellir ce lieu qu'autrefois on disait parfait. Un alchimiste, entre autres, poussa l'hérésie plus loin : il prétendit avoir découvert la couleur divine dont l'homme, jusqu'ici, avait été privé. Et pour prouver ses dires, il brandit face à la foule assemblée pour l'écouter une pierre à l'éclat si aveuglant que tous, un instant, crurent avoir perdu la vue. Mais le rayonnement s'affaiblit et le silence se fit sur Nevedius. D'un seul geste, les hommes se prosternèrent devant leur nouvelle idole.

Que l'alchimiste eût véritablement découvert, à force de machinations et de magie noire, une couleur jusque-là hors d'atteinte du génie créateur de l'homme, ou qu'il eût manipulé les habitants de Nevedius, nul ne le sait avec certitude. Mais l'enthousiasme que sa provocante démonstration fit naître ne connut bientôt plus de bornes. Les mauvais peintres s'acharnèrent, par des mélanges de teintes douteux, à tenter de pâles copies de cette couleur qu'on n'osait pas nommer. Rapidement, tous les bâtiments s'en vêtirent, au moins partiellement ; mais bien souvent, il ne s'agissait que d'ersatz aux pigments de mauvaise qualité, qui vieillissaient mal et corrompaient l'agencement originel des couleurs de Nevedius. Le résultat fut une cacophonie horrible à contempler. La cité-mère aux attributs célestes fut mutilée par le geste orgueilleux de ses fils, qui se voulurent les égaux des dieux. Elle n'arbora plus qu'un hideux travestissement.

Ils furent peu nombreux à craindre les représailles du ciel. Pourtant, un soir, un violent orage secoua la ville. Le même cauchemar visita tous les dormeurs : Nevedius s'affaissait sous le poids de cette couleur qu'ils avaient honorée et devenait débris. Saisis d'effroi, tous se précipitèrent aux fenêtres et passèrent le reste de la nuit à redouter la colère des dieux. Mais au lever du jour, rien ne semblait avoir changé. Alors ce ne fut qu'un long éclat de rire qui hérissa la ville entière et se répercuta de foyer en foyer ; le peuple, ricanant, jouissait d'un soulagement inespéré. Ce fut la dernière fois qu'il eut matière à rire.

Le lendemain, certains remarquèrent que la rose des vents du dôme du Palais avait perdu sa belle couleur dorée. Ne restait qu'une armature de ferraille légèrement rouillée. Malgré tous les efforts qu'on fit pour couvrir à nouveau de feuilles d'or l'emblème du pouvoir, ce dernier demeura noir et triste au sommet de la ville.

Ce fut le commencement d'un lent effritement. Une morne pesanteur s'abattit sur Nevedius ; on n'entendit plus de rires dans les cours des écoles, plus de rumeurs au coin des cafés, plus de cantiques dans le chœur des églises. Les rues, devenues vides, se drapèrent d'ombre. Une vague de poussière submergea la ville. Les teintes se ternirent, certaines même furent reléguées au royaume des souvenirs et ne laissèrent sur les murs que des traces de peinture écaillée. Les clochers se noircirent, comme si le don que les hommes n'avaient su recevoir fuyait d'abord des hauteurs de la ville pour rejoindre le ciel. La marée grise descendit le long des colonnes, quitta les toits pour recouvrir fenêtres et balcons. Ce fut un souffle asphyxiant, un frisson sur la colonne du monde. Les canaux à l'onde autrefois miroitante arborèrent une couleur de poix dans laquelle rien ne se reflétait plus, et arrachèrent aux lieux qu'ils traversaient les restes de leurs parures d'antan. Au spectacle de leur cité vieillie et dénaturée, les habitants de Nevedius se rappelèrent un ancien rêve. Ils se penchèrent sur leurs miroirs et y virent leurs peaux se dessécher, leurs yeux se voiler et leurs lèvres devenir grises.

Il fallut du temps pour que Nevedius quittât définitivement sa robe de joie et de lumière. Mais il arriva un jour où les porches eux-mêmes baignèrent dans l'obscurité. De loin, nul n'aurait su voir la cité promise et son vertige lumineux ; il n'y avait plus à l'horizon qu'une masse informe et sombre, une verrue agrippée aux plaines de la Contrée. Dans la ville déchue, les hommes erraient tels des spectres, décharnés, inconscients, maudits. La pourriture rongeait leurs maisons et leurs rêves. Tout empestait la longue souffrance de l'agonie. Le noir, partout, scandait cette marche funèbre.

Un matin sans soleil, car le soleil ne se levait plus pour Nevedius, la bruine s'abattit sur la ville. Les gouttes sales balayèrent sa carcasse, se frottèrent aux lambeaux de sa splendeur passée. Les silhouettes et les formes s'engourdirent sous ces caresses et se firent floues. Translucide, la cité, à genoux, trembla sous ce dernier assaut. Diluée par la pluie qui ne cessait pas, elle s'effaça du monde telle une buée sur un miroir humide. Et il n'y eut plus jamais, sur le monde inconnu d'Anathor, de ville du nom de Nevedius.