samedi 14 mars 2009

Thomas Lermand, 5. "Berceuse italienne."


Résumé des épisodes précédents :
Thomas, après avoir pris congé de sa cousine Anthéra, a arpenté les rues de Paris… Devant un café, au téléphone avec son amie d’enfance Bambi, il a aperçu un signe tracé sur un mur : un cercle rouge, traversé par une cicatrice. Le même signe que celui laissé autrefois sur les lieux de son crime par le meurtrier de Karl, leur ancien camarade de jeu.


Une chanson démodée tourne en boucle dans les haut-parleurs ; le rythme assourdi bat la mesure sur laquelle les avions, derrière les vitres, décollent. Des meutes de pardessus, de valises et de bambins se pressent dans les salles d’embarquement ; leurs contours glissent sur le lino. La nuit défend chèrement son royaume contre le petit-matin et Roissy prend l’allure d’un champ de bataille peuplé, dès l’aurore, de cadavres et de fantômes… Un cimetière noyé dans la grisaille.
Thomas résiste à cette langueur mi-rêveuse mi-hébétée. Les écouteurs sur les oreilles, il s’isole au cœur de la matrice impersonnelle, éternel lieu de passage, transition sans conclusion. Patiemment, il tente de dompter ses pensées. Mais une seule image l’obnubile, celle d’un cercle rouge, au travers duquel passe une cicatrice. Des questions tremblantes fusent en échos dans le vide de sa conscience, comme des sanglots d’enfant. Qui a tracé le Signe, encore une fois ? Pourquoi ce message, revenu des limbes d’une jeunesse perdue ? Est-ce un avertissement ? Est-une menace ? Putain mais qu’est-ce que c’est que ce bordel ?!
Thomas n’a rien inventé, tout ceci est bien réel, il en est sûr, il a vérifié… Se méfiant de son imagination, il s’est approché du mur et a touché le liquide rouge. Il était chaud sur le flanc glacé de la neige.
Secouant la tête sans trop croire aux vertus bénéfiques – pour son mal de crâne – d’un tel geste, Thomas songe à Anthéra. Elle n’a pas tenté de le retenir, lorsqu’il lui a annoncé son départ. Il n’était pas nécessaire qu’elle parle pour lui faire sentir la solitude qui déjà, croissait en elle, à l’idée qu’il s’en aille, loin. Thomas lui a parlé de choses et d’autres, coincé entre les quatre parois de plexiglas d’une cabine téléphonique crasseuse, luttant contre la nausée qui le gagnait dans le compartiment étroit. On aurait pu concevoir un au-revoir plus romantique. Mais ça lui avait suffit, à Thomas, de causer avec elle de choses insignifiantes… De choses rendues si signifiantes par le souvenir de ces yeux clairs où baignent tant de rêves en attente d’être rêvés.
La voix de l’hôtesse, étrangement enrouée, appelle les passagers du vol 756 à destination de Naples à se rendre à la porte d’embarquement numéro 18. Une heure plus tard, l’appareil traverse le lainage distendu des nuages. Thomas, mal assis dans le siège à l’odeur de lessive, bascule dans les cumulus du songe. Sur la tablette, devant lui, traîne un post-it. Un gribouillis y indique : Ambre Hébert, 2 vicolo Rossini, Santa Cristina.

La petite place, pavée de pierres d’un gris doré, se prête joyeusement aux clichés des guides touristiques ; un soleil à peine voilé embrasse les toits et les porches, un unique café arbore quelques chaises en terrasse, et l’église au toit délabré ronfle gentiment dans la sérénité de midi. Nous sommes au début de décembre, mais l’Italie typique, en ce village de Santa Cristina, se joue des normales saisonnières et de l’hiver tout proche.
Thomas, un sac volumineux à l’épaule, s’approche de la fontaine qui gargouille au milieu de la place. Un vieil homme, à la peau grêlée de verrues et de rides, fume une pipe, assis sur la margelle.
— Sa dov’è per favore ? demande Thomas en brandissant son post-it.
Le vieux, d’abord, ne comprend pas – l’italien de Thomas a dû se dégrader depuis toutes ces années – puis finit par regarder le papier jaune au-dessus duquel s’agite frénétiquement l’ongle du jeune homme. L’avant-bras à la peau brunie se tend en direction d’une ruelle bordée d’ombre. Thomas remercie et s’y engage d’un pas décidé. Au-dessus de sa tête des carrés bruns de linge, oscillant sans bruit, découpent des carrés bleus dans l’étoffe du ciel.
Thomas essaie de ne pas trop penser, de ne pas s’attarder sur l’absurdité de sa démarche. Décider, après plus de dix ans, comme ça, de reprendre la route, back to hell… Agir sur une intuition, ou plutôt sur une pulsion d’horreur, laisser le Signe, victorieux par sa réapparition subite, lui dicter sa conduite… C’était peut-être ce qu’on attendait de lui, qu’il revienne sur les lieux du crime. Peut-être était-ce par pur sadisme qu’on le forçait à tout remettre en question, encore une fois, à émettre les mêmes doutes, à côtoyer les mêmes incertitudes, à craindre les mêmes vérités. Thomas avait l’impression d’être un pion qu’on déplaçait à sa guise sur la trame trompeuse du temps passé et à venir. Un peu comme un pantin sur le cadavre duquel Festoient les vampires psychiques de Dan Simmons.
Levant une main pour se protéger du soleil qui pointe le museau, par intermittence, entre les maisons de couleur ocre, Thomas songe qu’il aurait dû appeler Bambi, vous savez, pour la prévenir. Ce sont des choses qui se font. Mais il ne l’a pas fait. Quelle importance ? Il avait besoin de revenir ici. Même s’il n’a plus grand espoir de découvrir autre chose, même si l’assassin de Karl n’est probablement qu’un fantôme de plus usant ses membres frêles sur les rues cahoteuses du village, Thomas avait besoin de revenir ici. Le Signe l’avait appelé. Et c’était justement les vieux fantômes que Tom était venu combattre.
2 vicolo Rossini. La porte en bois est peinte d’un bleu clair sur lequel un motif noir se détache. Les babillages d’un gamin se font entendre à l’intérieur. Thomas pousse résolument la porte déjà entrouverte, avec une conviction qui ne lui ressemble guère. Derrière un rideau de perles, un petit salon aux couleurs claires sert de décor à un spectacle touchant. Une jeune femme aux cheveux très roux donne le sein à un bébé encore chauve, dont les grosses joues tètent goulûment. La nuque courbée, elle murmure une berceuse à l’enfant. Sa voie est grave et rauque.
— Bambi ?
La jeune femme relève la tête. Sur son visage la joie succède à la surprise.
— Thomas ! Mais… Mais qu’est-ce que tu fais ici ? Je… Attends… Laora ? Tu peux venir s’il te plaît ?!
Avant que Thomas ait pu répondre à la question de Bambi (et qu’aurait-il pu dire ?), une belle brune d’une trentaine d’années entre dans la pièce. Bambi lui tend l’enfant, qu’elle prend délicatement au creux de ses bras satinés. Puis, remarquant la présence de Thomas, elle interroge son amie du regard. Bambi sourit ; deux fossettes se creusent sur ses joues, affleurant avec douceur sur sa peau hâlée.
– Laora, je te présente Thomas. Thomas, voici Laora. Une amie, ajoute Bambi avec malice.
Thomas, même s’il n’est pas toujours au courant des affaires de ses (rares) amis, et encore moins de leurs péripéties amoureuses, n’ignore pas les préférences de Bambi. Il se demande depuis combien de temps les deux femmes habitent ensemble dans ce pavillon où la dolce vita semble avoir élu domicile.
– Enchanté, dit Thomas, surpris par l’apparition. Il pensait pouvoir parler seul avec Bambi. L’heure des explications attendra.
De toute façon, Bambi ne semble pas étonnée. La lueur d’interrogation qui brillait dans ses yeux s’est éteinte brusquement, comme si elle savait. Son regard apaisant semble lui épargner la peine de parler. Alors Thomas s’avance, embrasse son amie d’enfance, et se blottit à côté d’elle sur le canapé. Il jette un regard de biais à Laora, alanguie sur le tissu orange. Le gamin gazouille gaiement contre sa poitrine. Thomas détaille ses cheveux sombres, légèrement ondulés, qui lui descendent jusqu’à mi-dos, les nombreux percings qu’elle porte au visage, et le tatouage étonnement discret au creux de son coude.
— Cela fait longtemps que je t’attends, Tom, prononce enfin Bambi. Pourquoi maintenant ?
— Il y a du nouveau, souffle-t-il, sans en dire davantage.
Le silence s’épaissit, retenu par les amples tentures qui tapissent les murs.
— Peu importe. Tu restes ici aussi longtemps que tu veux, bien sûr, ajoute Bambi.
Son sourire est chaleureux, naturel. Si Thomas y réfléchissait davantage, il trouverait cette situation complètement surréaliste. Heureusement pour lui, le voyage l’a laissé quelque peu amorphe et à côté de ses pompes, ce qui a l’avantage de le rendre tout à fait incapable de penser de façon cohérente. Laora le fixe de ses grands yeux verts, un peu bridés, à la brillance striée par les battements des cils. Thomas ne peut s’empêcher de remarquer la grâce des courbes de son visage, si pures dans la lumière blanche que découpent les carreaux, ondulantes comme des danses mystiques dans la moiteur du jour… Harassé par la fatigue, il ferme les yeux ; les rires pétillants du bébé, à côté, forment les notes esseulées d’une berceuse qu’on ne lui a plus chantée depuis longtemps. Berceuse italienne.

Le déjeuner fut très agréable. Thomas découvrit les talents de cuisinière de Bambi. On but un vin léger, dont le liquide rougeoyait sur le bord des verres, trempé par les rayons du soleil tombant sur la terrasse. Bambi parla de son boulot – elle était journaliste dans un magazine écologique et faisait un reportage sur le parc national Monti Lattari, non loin de Santa Cristina. Laora ne dit grand-chose, mais sa voix, aussi chantante et sucrée que celle de Bambi était écorchée et tranchante, charma Thomas. Les deux femmes ne parlèrent pas de leur vie commune, mais les gestes tendres qu’elles laissaient échapper – une main sur un genou, une épaule que l’on frôle – ne laissaient aucun doute. Thomas se demanda comment des vies aussi différentes que la leur et la sienne pouvaient coexister à la surface du même petit globe bleu. Il n’envisageait pas qu’une telle sérénité, qu’un tel bonheur puissent un jour être les siens.
On n’évoqua pas les souvenirs d’enfance et le bon vieux temps, sans doute parce qu’alors on aurait dû s’en remémorer la fin, cette rupture sanglante sur le seuil du passé. Mais Thomas retrouva malgré lui l’insouciance d’avant, dans l’air empli des bavardages des grillons, dans les giclées de syllabes bruyantes, roulées, irrésistiblement italiennes, surgies des fenêtres, dans les dos courbés des maisons semées sur la colline. Il avait vécu là jusqu’à ses douze ans, ses parents ayant quitté la France pour l’Italie – Par idéal ? Par passion ? Par folie ? Il avait grandi ici, partagé des amitiés naïves avec les gamins du village, surtout avec Bambi et Karl, eux aussi des expatriés prénataux. Deux ans après l’assassinat de Karl, Thomas et ses parents étaient partis. Ç’avait été plus une fuite qu’un retrait.
Bambi avait à faire, l’après-midi. Giuliano, c’était le nom de l’enfant, faisait la sieste auprès de sa nourrice, à l’étage supérieur. Thomas ne savait que faire. Dans la langueur de ces heures lourdes que connaissent tous les pays méditerranéens, il ne comprenait plus l’angoisse, la peur, la haine, qui l’avaient conduit sur les rails d’une enquête improbable. La clarté l’éblouissait. Il clignait des yeux trop vite, chassant les papillons de lumière voletant devant ses paupières. Le jardin respirait par à-coups, au bord de l’endormissement.
Thomas sursauta lorsqu’une main se posa sur son épaule.
– Tu veux qu’on aille se balader, ou tu préfères rester là ?
Laora était penchée sur lui, assombrie sur le fond pâle du ciel. Elle ajouta :
– Je propose juste… Bambi en a pour l’après-midi entière, alors…
– Euh, non, c’est pas… Enfin, oui, d’accord, bonne idée.
Thomas se leva précautionneusement, luttant contre l’engourdissement dont il sentait pris la plupart de ses membres. Laora le précéda, avançant d’une démarche fluide, rythmée par les déhanchés des feuillages sur le son de la brise. Ils sortirent par le portillon ouvert, au fond du jardin. La campagne était blanchie par le soleil, teintée d’un vert tendre, et parsemée de bicoques aux tuiles rouges. Vêtue des couleurs de l’Italie.