mardi 10 février 2009

Grangé, Le vol des cigognes

Jean-Christophe Grangé n’a plus à faire sa réputation. Si, en lui-même, le nom de l’écrivain n’éveille pas toujours d’écho auprès de nos chers normaliens – et je parle d’expérience – pourtant des titres comme Les Rivières pourpres, Le Concile de Pierre ou L’Empire des Loups ne laissent jamais indifférent. Certes, cela tient peut-être aux adaptations cinématographiques de ces œuvres, films français à grand public, portés par les visages familiers de Jean Reno, Vincent Cassel ou Monica Bellucci. Pourtant, ce succès en salles ne dit pas tout, car c’est avant tout dans les livres que le style et l’univers de Grangé se révèlent. Seule la lecture, exclusive et obsessionnelle comme savent la rendre les thrillers et les romans policiers, peut faire naître cette fascination mêlée d’horreur, ce dégoût mêlé de frénésie que connaissent bien ceux qui, ayant un soir entamé « un Grangé », harassés par des lectures plus… « universitaires », n’ont pu se détacher des péripéties glauques et sanglantes que l’auteur, en virtuose, déroulait devant leurs yeux.

Publié en 1994, Le vol des cigognes est le premier roman de Jean-Christophe Grangé et inaugure de façon grandiose l’ensemble de l’œuvre à venir. Le narrateur, Louis Antioche, représente ce que nous pourrions bien voir dans la glace dans quelques années : un doctorant venant d’achever sa thèse et qui, après s’être enfermé dans le monde aseptisé des idées et des bibliothèques, ne rêve que de redécouvrir un réel non dégrossi auquel se frotter, voire se heurter. Il est contacté par Max Böhm, ornithologue passionné par les cigognes, qui le charge de suivre la migration de ses chers oiseaux, bagués et chouchoutés, jusqu’au terme de leur parcours – l’Afrique – pour découvrir pourquoi nombre d’entre eux ne sont pas rentrés de la terre noire à la saison précédente.

Dès les premières pages, l’engrenage s’enclenche. Certes, la mort de Böhm, ironique s’il en est – son cadavre est retrouvé gisant dans un nid de cigognes et déjà bien entamé par les volatiles – semble clore dès le début la possibilité d’un développement ultérieur : le décès est naturel, crise cardiaque. Pas de crime, pas d’enquête. Seul inquiète peut-être un peu ce cœur transplanté, dans la poitrine de l’ornithologue, et qui, apparemment, n’aurait rien à faire là. Mais Antioche, personnage typiquement grangéien et dont le passé est lourd de traumatismes, en décide autrement. Oui, le crime est son affaire, et cet acharnement à poursuivre la mission qu’il s’était vu assigner va l’amener à un véritable voyage, lutte pour la vérité et combat à mort.

En effet, la fantastique maîtrise de Grangé mêle trois trames différentes, dont les thèmes s’interpénètrent pour former une symphonie dont on a le sentiment, dès le départ, qu’elle ne peut s’achever que dans une apothéose de cauchemar. Le premier fil de l’histoire est, à proprement parler, ce « vol des cigognes » qui surplombe, depuis le titre, le roman tout entier. Notre enquêteur amateur entreprend de suivre, à travers les terres d’Europe de l’Est, du Moyen-Orient, puis d’Afrique, la migration de ces oiseaux, et déjà il semble en route pour une seule destination : l’enfer. On est bien loin des romans policiers et policés anglais, du détective en chambre à la Poe, et des whodunit classiques à la Doyle ou à la Christie. Dans Le vol des cigognes, l’auteur nous entraîne vers d’autres terres, pauvres ou en guerre, mais toujours blessées, dont la nature est brutale, fière et orgueilleuse. Mais de quel crime s’agit-il réellement dans cette histoire ? D’une simple disparition de cigognes ? Et ce « vol » dont il question, ne pourrait-on le comprendre autrement ? Que cache la passion du vieux Böhm pour ses animaux ? Car tout le monde sait qu’on ne tue pas pour une paire d’ailes en noir et blanc…

Une deuxième trame, qui manie le gore avec adresse, tend rapidement à nous détourner de conclusions un peu trop gentillettes. Car le crime initial, c'est-à-dire l’élément énigmatique dans lequel l’enquête trouve sa raison d’être, réside peut-être plutôt dans le mystère qui obscurcit la vie (désormais achevée) du défunt Böhm. Et s’il y a un cœur de trop, il y a aussi des cœurs qui manquent, comme ceux dont on a dépouillé les cadavres mutilés qu’Antioche rencontre sur sa route. Ce vide, dans le thorax des victimes torturées avec une bestialité sans nom, et dont la mort n’intéresse personne, c’est l’image de la terrible vérité qui échappe encore à Antioche, et que celui-ci est prêt à arracher à n’importe quel prix.

Mais surtout, au bout de la lecture, au bout de cette course-poursuite en terre étrangère et de cette série morbide de corps, se trouvent deux réalités inextricablement liées. D’une part – et même si l’heure du règlement de compte sonne en Inde, dans les taudis de Calcutta – l’Afrique : continent sans limites, terre rebelle sans aucun doute, où tout, même le plus invraisemblable, même les raffinements les plus aboutis de l’horreur, peut arriver. D’autre part, Antioche, son passé, son identité. Car notre héros est loin d’être un gentil naïf ignorant de la loi de la jungle. Bien au contraire, nous sommes étonnés de la rapidité avec laquelle il s’adapte à sa nouvelle condition d’enquêteur, puis de combattant. Le simple désir de renouer avec la concrétude des choses est un mobile insuffisant. Si Antioche n’en a pas conscience, nous savons, nous lecteurs, que ce n’est pas une simple curiosité qui le pousse à se lancer ventre à terre dans les traces du macabre. Non, ce qui le presse, c’est son passé perdu, les six premières années de sa vie qui ont disparu de sa mémoire après la mort de sa famille, en Afrique, dans un incendie dont il garde à jamais la trace : deux mains brûlées, cousues de cicatrices, et insensibles. Est-ce un hasard si ses recherches le mènent en Centrafrique sur les lieux du massacre de son enfance ?

Grangé sait parfaitement jouer de ces différentes trames. Sous sa plume au style tranché, sans compromis, tout culmine en un point unique : la terre d’Afrique, la terre du passé, la terre du premier crime. Et l’on peut être sûr que le pire est à venir. C’est sans doute pour ça qu’on aime.

vendredi 6 février 2009

Thomas Lermand, 4. "Et les yeux bleus ont disparu."

Des notes rieuses s’échappent d’un clavier et, chatouillant les plis des rideaux, tombent en cascades insouciantes qui éclaboussent, en bas, Thomas et son sourire tardif. Sourire que, d’ailleurs, il est rare de lui voir porter. Ses yeux sombres, bordés de cils las, balaient sans les voir les lignes du trottoir et les perspectives chancelantes du paysage urbain, véritable scène de crépuscule, beau lundi soir de décembre… Les gouttes de pluie, mêlées de neige, strient les vitres des autobus dont les ventres de ferraille sont gonflés de visages absents. Thomas avance en lentes enjambées, bien régulières. Il profite de la sérénité de cette journée qui s’apprête à disparaître, se repaît du souvenir d’un jeu d’enfant et d’un jeu d’adulte, au point d’ôter aux échos de ces bonheurs toute réalité. Mais, alors que les visages d’Anthéra et de Ben s’effacent peu à peu, il reste un petit rien qui oscille en hauteur et qui, presque innocemment, vient couronner en halo brillant le visage sérieux de Thomas. C’est probablement cet au-revoir sans déchirures, cet adieu simple et sincère dans l’encadrement de la porte. C’est sans doute ce baiser qu’ils partagèrent, sur le seuil, avec les courants d’airs et les grincements de l’ascenseur. C’est sûrement cette étreinte qui leur coupa le souffle et leur insuffla la force de continuer, pour se revoir.

— Quand reviens-tu, Thomas ?
— Bientôt… Quand Ben se sera entiché d’un nouveau déguisement.
— Ce sera sûrement pire la prochaine fois. J’ai peur qu’il ne nous oblige à nous barricader dans la salle de bain et à nous battre avec des gousses d’ail !
— Mais ce sera un plaisir de lutter avec toi contre les vampires.

— Quand reviens-tu, Tom ?
— Bientôt, Théra. Bientôt.

Thomas tourne à l’angle d’une rue peu fréquentée. Il lève ses paumes vers le ciel et sent le picotement désagréable que font les flocons, en tombant, avant d’être happés par la tiédeur des chairs. Il rentrera à pied : il ne pourrait supporter de mêler son corps aux désordres du métro. La neige, ravie de cette préférence, redouble de vigueur pour protéger la retraite de notre héros au cœur des rues parisiennes. Son blouson noir se tisse de blanc. Son ombre devient trop claire pour qu’on la distingue sur le gris du trottoir.

Un troquet d’un autre siècle trône fièrement à une intersection. Quelques fumeurs, sous l’auvent, tirent compulsivement sur leurs cigarettes, vite, plus vite, pour se gorger d’une chaleur illusoire. La sonnerie d’un téléphone gémit plaintivement. Thomas regarde son vieux Samsung : appel entrant. Ambre Joniathe, une amie d’enfance. Bambi pour les intimes. Thomas hésite à répondre. Certes, Bambi est l’une des rares personnes avec lesquelles il apprécie de parler, mais sa voix rauque et le timbre guttural qui écorche les mots lui rappellent des souvenirs douloureux.
— Vous prendrez quoi ?
Thomas est entré et s’est assis à une table à peine sale. Le serveur, peu amène, ne cache pas son impatience face à la confusion où, visiblement, s’empêtre Thomas. Ce dernier, oscillant sur le seuil de la décision sans jamais le franchir, garde les yeux fixés sur le portable qui continue de sonner et de clignoter faiblement.
— Ouais, c’est ça, je reviens…
Le ventre à bière et l’odeur de café froid s’éloignent. Thomas respire, ouvre le clapet du téléphone. Des « Allô » résonnent à vide, on les entend à peine. Presque malgré lui, Thomas place l’objet près de son oreille.
— Allô, Thomas ? Aaallllllôôôôôô ?!!
— Euh, Bambi… Salut.
— Tu foutais quoi ? Enfin, Thomas dans la Lune, c’est pas pour rien qu’on t’appelait comme ça, hein ? J’suis contente de t’entendre.
— Moi aussi, Bambi.
C’est faux, bien sûr. Ce qu’il aime bien, chez elle, c’est sa personnalité excentrique, ses longs cheveux roux dont les pointes, noires, semblent avoir traîné par mégarde dans un pot de peinture resté ouvert. Il aime aussi les fossettes que dessinent sur ses joues des sourires toujours trop généreux. Mais il déteste sa voix. Pas en elle-même, bien sûr. Bambi a toujours eu la voix rauque, et avant ça ne le gênait pas. Non, s’il ne supporte plus sa voix, c’est à cause de…
— Alors, t’en penses quoi ? crachote Bambi dans l’écouteur.
— Alors, le Monsieur, qu’est-ce qu’il prendra ?
Le gros serveur ne lâche pas le morceau. Sa figure large, luisante de sueur, se penche, un sourire impertinent aux lèvres. Thomas réprime un haut-le-cœur ; l’ombre qui lui cache la lumière est trop proche, trop présente, écrasante… D’un signe de la main et d’un murmure expiré avec difficulté, Thomas indique qu’il prendra un café. Le serveur s’éloigne, emportant avec lui son corps bedonnant et l’impression d’étouffement qui submergeait Thomas.
— Bambi, excuse-moi, tu disais ?
Mais Thomas n’écoute pas. Il ne peut concentrer son attention sur cette voix qui lui arrache des souvenirs. Alors, tandis que les bruits incohérents qui sortent de l’appareil continuent, faiblement, à le raccrocher au temps présent, Thomas se laisse porter par des images anciennes, celles d’un cauchemar qu’il n’a jamais réussi à fuir.

Ils avaient dix ans, tous les trois. Ils avaient la joie de l’enfance brillant au bout des doigts, l’avenir à leur merci, et les rendez-vous nocturnes près de la clôture du parc, quand tout le monde dormait et qu’ils se retrouvaient à la lueur des clairs de lune. Ils avaient dix ans, tous les trois : Karl, Bambi et lui, Tom. Ils emportaient des friandises et des sacs de couchage et, dans le renfoncement que formait le vieux mur du stade avec la haie d’un jardin tout proche, ils échafaudaient des plans de conquête, embrassaient tous les possibles du monde dans des éclats de rire dont les prolongements à demi-étouffés finissaient immanquablement en bagarres affectueuses.
Le trio inséparable s’était réuni ce soir-là comme toutes les semaines. C’était au tour de Karl de poursuivre l’Histoire, d’ajouter un chapitre à leur merveilleux récit qui faisait de Bambi une princesse en détresse, de Karl l’hériter à la Couronne, et de Tom un chevalier solitaire errant sur les routes du royaume. Mais on avait d’abord fait un cache-cache, moins pour s’amuser que pour respecter la tradition de ces rendez-vous secrets. Karl comptait avec application, sa voix claire égrenait les nombres et les sons s’élançaient, sans obstacles, dans l’obscurité des taillis. Bambi et Tom cherchaient une cachette, attentifs à ne pas froisser la toge de silence dont se drapait la nuit. Tom sentait l’excitation monter. Il avait hâte que Karl reprenne le récit. Karl était un conteur-né. Il avait un beau timbre et savait faire chanter ses phrases. Ses mots étaient simples mais porteurs d’une telle conviction qu’ils faisaient advenir des univers inconnus et donnaient vie à des choses qui n’auraient pas dû exister. Lorsque Karl confiait ses histoires aux oreilles charmées de ses deux camarades, lorsque ses yeux d’un bleu trop vif arboraient cette flamme enfiévrée qui était fascinante, lorsque ses boucles blondes se faisaient d’or sombre à la lumière des lampes de poche, alors Tom se sentait basculer de l’autre côté du miroir… Il tendait la main et frôlait, terrifié et émerveillé, sa destinée, sombre mais héroïque, vibrant du chatoiement des rêves qu’on poursuit notre vie entière, et qui toujours nous devancent.
Un, deux, trois, quatre, cinq… Tom s’éloignait, rapide et précautionneux. Il était trop concentré sur son objectif pour remarquer la chair de poule qui lui hérissait la peau. Un instant il lui sembla percevoir un frémissement sur sa gauche, comme si l’obscurité boisée laissait échapper un soupir. Puis plus rien. L’attente, longue… Trop longue ? L’hésitation, l’incertitude qui fait s’ébranler les frontières du jeu, le noir qui prend plaisir à se durcir, pour tout recouvrir.
Et d’un coup, ce hurlement. Rauque, écorché vif, ce cri effroyable qui vous arrache l’âme brutalement et vous transperce sans égards. Cet appel d’outre-tombe qui vous annihile et qui prend toute la place.
Cette voix qui lui arrache des souvenirs et qui continue à jaillir du téléphone…
Cette voix qu’il connaît si bien, et qui, défigurée, jaillit de l’endroit où Karl comptait…
Cette voix qui n’a pas vieilli et qui, toujours, met Thomas aux prises avec son passé.

Tom court. Il court, vite, vite, il saute par-dessus les racines, écarte d’un geste les branches qui lui barrent la route. Et toujours vite, plus vite, sans qu’on le voie, sans que personne ne l’arrête, dans un élan interminable, vite, jusqu’au vieux mur, jusqu’à la masse noire que forment les sacs de couchage entassés, jusqu’à la silhouette rousse de Bambi qui hurle, vite, vite ! Qui hurle et déchire le silence de sa voix mutilée, et fait tout se fracasser… Et tout se casse la gueule, les sourires complices, l’innocence taquine, tout, la forêt sereine, l’ombre rassurante, et les bras de l’heure nocturne où l’on se berçait, tout dégringole et là, là, là ! Là c’est Karl et sa tête blonde, sa tête blonde qui devient rouge. C’est Karl et ses bras tout désarticulés, et ses lèvres bâillonnées, c’est la vie qui s’enfuit du corps de Karl par les entailles sanglantes, par ces larges bouches humides qui vomissent du sang, encore, encore…
Là palpite le cauchemar, encore tout frais, encore rieur, et les orbites vides sont sombres, et les yeux bleus ont disparu. Ne reste sur le tronc de l’arbre qu’un cercle rouge, de taille moyenne, au travers duquel passe une cicatrice rouge…

On n’avait jamais su ce qui c’était passé. Des mois durant, les interrogatoires, les uniformes bleus sombres et les questions, sans fin, jamais elles ne s’arrêtaient, et Thomas ne savait plus, il voulait oublier, il voulait oublier le signe sanglant sur le tronc, et les yeux bleus qui avaient disparu… On n’avait jamais su. Parce que l’épilogue était à venir.

— Voilà, café.
A-t-il raccroché ? Thomas, revenant à lui, aperçoit de nouveau le blanc manteau que revêt la ville. Le téléphone est éteint, sur la table. La voix s’est tue. Oh, comme il voudrait qu’elle puisse vraiment se taire ! Mais non, impossible, c’est un cri d’horreur qui bat dans le cœur de Thomas, boum, boum. Ca ne s’arrêtera pas.
Thomas porte le breuvage chaud à ses lèvres. La fenêtre se couvre de buée, il y passe la main et déblaie la vue. Sur le mur d’en face, quelque chose tache la neige. L’imprégnation court sur une bonne partie de la façade. Thomas fronce les sourcils, et regarde plus attentivement, depuis la table derrière la vitre. De loin, on dirait le symbole de la RATP, quelque chose de vaguement concentrique, traversé par une ligne zigzagante. Mais c’est rouge. La couleur dégouline un peu, c’est un travail bâclé. Thomas tente de détourner les yeux, mais il n’y parvient pas. Il lui semble que la forme, de l’autre côté de la rue, rougit davantage, à mesure qu’il la regarde. Et puis il comprend.
Un cercle rouge, de taille moyenne, au travers duquel passe une cicatrice. Un cercle rouge sur la peau pâle de Paris. Et les yeux bleus ont disparu…
Thomas se lève d’un bond et sort. Il est avalé par le vent glacé.

— Quand reviens-tu, Tom ?
— Bientôt, Théra. Bientôt.