Publié en 1994, Le vol des cigognes est le premier roman de Jean-Christophe Grangé et inaugure de façon grandiose l’ensemble de l’œuvre à venir. Le narrateur, Louis Antioche, représente ce que nous pourrions bien voir dans la glace dans quelques années : un doctorant venant d’achever sa thèse et qui, après s’être enfermé dans le monde aseptisé des idées et des bibliothèques, ne rêve que de redécouvrir un réel non dégrossi auquel se frotter, voire se heurter. Il est contacté par Max Böhm, ornithologue passionné par les cigognes, qui le charge de suivre la migration de ses chers oiseaux, bagués et chouchoutés, jusqu’au terme de leur parcours – l’Afrique – pour découvrir pourquoi nombre d’entre eux ne sont pas rentrés de la terre noire à la saison précédente.
En effet, la fantastique maîtrise de Grangé mêle trois trames différentes, dont les thèmes s’interpénètrent pour former une symphonie dont on a le sentiment, dès le départ, qu’elle ne peut s’achever que dans une apothéose de cauchemar. Le premier fil de l’histoire est, à proprement parler, ce « vol des cigognes » qui surplombe, depuis le titre, le roman tout entier. Notre enquêteur amateur entreprend de suivre, à travers les terres d’Europe de l’Est, du Moyen-Orient, puis d’Afrique, la migration de ces oiseaux, et déjà il semble en route pour une seule destination : l’enfer. On est bien loin des romans policiers et policés anglais, du détective en chambre à la Poe, et des whodunit classiques à la Doyle ou à la Christie. Dans Le vol des cigognes, l’auteur nous entraîne vers d’autres terres, pauvres ou en guerre, mais toujours blessées, dont la nature est brutale, fière et orgueilleuse. Mais de quel crime s’agit-il réellement dans cette histoire ? D’une simple disparition de cigognes ? Et ce « vol » dont il question, ne pourrait-on le comprendre autrement ? Que cache la passion du vieux Böhm pour ses animaux ? Car tout le monde sait qu’on ne tue pas pour une paire d’ailes en noir et blanc…
Mais surtout, au bout de la lecture, au bout de cette course-poursuite en terre étrangère et de cette série morbide de corps, se trouvent deux réalités inextricablement liées. D’une part – et même si l’heure du règlement de compte sonne en Inde, dans les taudis de Calcutta – l’Afrique : continent sans limites, terre rebelle sans aucun doute, où tout, même le plus invraisemblable, même les raffinements les plus aboutis de l’horreur, peut arriver. D’autre part, Antioche, son passé, son identité. Car notre héros est loin d’être un gentil naïf ignorant de la loi de la jungle. Bien au contraire, nous sommes étonnés de la rapidité avec laquelle il s’adapte à sa nouvelle condition d’enquêteur, puis de combattant. Le simple désir de renouer avec la concrétude des choses est un mobile insuffisant. Si Antioche n’en a pas conscience, nous savons, nous lecteurs, que ce n’est pas une simple curiosité qui le pousse à se lancer ventre à terre dans les traces du macabre. Non, ce qui le presse, c’est son passé perdu, les six premières années de sa vie qui ont disparu de sa mémoire après la mort de sa famille, en Afrique, dans un incendie dont il garde à jamais la trace : deux mains brûlées, cousues de cicatrices, et insensibles. Est-ce un hasard si ses recherches le mènent en Centrafrique sur les lieux du massacre de son enfance ?
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