dimanche 10 juillet 2011

ROM - Delirium tremens (juin 2011)

La Morphée

L’écluse aérienne était encombrée ce matin. La masse glougloutante des véhicules s’écoulait lentement depuis l’échangeur routier et cahotait à coups de pétarades puantes et de crissements de freins parmi les tours du centre administratif. À quelques centaines de mètres du sol, un bruit de succion se propageait de capsule en capsule, ronflant et s’apaisant au rythme nauséeux de la circulation. Perché dans une des cabines du métro, je retins un haut-le-cœur. J’avais l’impression d’être digéré par un intestin géant. La tête me tournait. Une suée froide me poissait les paupières, ajoutant à l’irréalité du spectacle, dehors, de la ville moisie de brume et hérissée de gratte-ciels.
La rame 26B parvint enfin à son terminus. Depuis l’ascenseur bondé, j’avisai les hauteurs de la Clinique. Immaculé, le bâtiment possédait plusieurs baies vitrées qui le trouaient de part en part et laissaient entrevoir, en coupe, de longs couloirs donnant sur des salles vides. Je pénétrai dans le hall. Tout était silencieux. La femme, à l’accueil, m’adressa un sourire éteint, mais j’eus l’impression qu’elle s’adressait à quelqu’un d’autre. Je me retournai vivement et ne vis, dans l’ombre molletonnée du salon, que le grand miroir et mon visage tiré de fatigue. Je me trouvai l’air étrange.
Je gravis les trois étages qui me séparaient de mon bureau et, saisissant ma blouse d’une main, m’habillai prestement en commençant ma tournée d’inspection. Sept heures sonnèrent au gong électrique de la Tour Chine, à plusieurs kilomètres de là. Je croisai un collègue et le saluai. J’entrai dans le premier dortoir des Rêveurs.
– Bonjour, docteur Armenthe.
Valérie avait un sourire d’une blancheur incroyable. J’esquissai en retour un pitoyable rictus, résultat de nuits d’insomnie ravageuses. Trois mois... Trois mois qu’éreinté, je me traînais d’un bout à l’autre de ma vie, basculant dans une douce hébétude. Il était temps que le sommeil cesse de me fuir.
– Bonjour, Valérie. Quelque chose de nouveau, cette nuit ?
– Comme d’habitude, la livraison de l’aube... Ils sont là-bas. Ça fait trois, ce matin.
Je la remerciai d’un signe de tête, pris les maigres dossiers qu’elle me tendait et me dirigeai vers les lits indiqués. Le long bruissement des respirations était presque imperceptible. Autour de moi, des centaines d’individus reposaient, blafards et rigides, suspendus on ne savait trop comment sur le fil ténu de la vie. Je m’arrêtai devant les nouveaux venus – une femme et deux hommes. La femme était encore belle, malgré les rides qui lui couraient au coin des paupières. Je passai un doigt sur sa joue fanée. Les hommes paraissaient d’une grande banalité. Tous trois, cloîtrés dans une palpable immobilité, étaient sensiblement absents. Ils offraient le spectacle d’une mort qui trichait et à laquelle je n’étais toujours pas habitué. Hors de ces enveloppes corporelles désormais inutiles, ils devaient jouir de visions incroyables et arpenter les limbes d’un monde époustouflant, sans commune mesure avec mon univers désinfecté. Me penchant davantage vers la femme, je perçus des relents d’alcool et de luxe. Les traces d’une nuit de débauche sensorielle marquaient nettement son corps : pupilles rétrécies et assombries, comme mortes, veines saillantes d’une riche couleur rose au creux du coude. Et toujours cette étrange désincarnation par laquelle l’esprit semblait avoir définitivement quitté la chair. Soudain, comme cela arrive parfois, les trois Rêveurs exhalèrent un souffle lourd où s’épanouit le parfum entêtant de la Morphée. Je fus pris d’un douloureux vertige et dut me retenir aux montants du lit pour ne pas m’affaisser sur la patiente. Je tentai de maîtriser une angoisse familière où la fascination se mêlait à la répugnance. Me revenaient à l’esprit, assourdis, les propos du Mentor lorsque j’étais encore novice à l’École : « La Morphée est bien plus qu’une drogue : c’est la porte ouverte sur le monde de l’esprit et du désir. Vous serez médecins, et pourtant vous serez tentés. Vous désirerez ces espaces inconnus où les émotions, les sensations, la vie même, sont démultipliées. Il y a quelque chose de divin dans l’extase que vous procure la Morphée. Mais ne vous y risquez pas, ou cette extase sera votre éternelle prison. Allez voir les Rêveurs, les grands comateux de la Clinique. Ceux-là sont perdus à tout jamais. » Perdus. Face à l’ordonnancement parfait de mon quotidien naissait quelquefois en moi le désir d’une perte irrémédiable.
Les dossiers ne m’apprirent pas grand-chose sur les trois patients. Riches comme les autres, évidemment, pour avoir pu se payer une quantité de Morphée susceptible de provoquer une overdose. 45 ans pour la femme, 50 et 56 pour les deux hommes. Admis à la Clinique vers quatre heures du matin. Inévitablement, c’était à cette heure-là que les jeux dangereux des nuits friquées accouchaient de leurs fruits pourris. Chaque aurore apportait son lot de comateux, délivrés par hélico dans de longs brancards blancs que l’on rangeait méticuleusement les uns à côté des autres. Ils étaient de plus en plus nombreux – les médias parlaient déjà d’épidémie. Aucun Rêveur ne quittait jamais la Clinique.
Abandonnant ma ronde, je me rendis au quinzième où l’on m’avait bipé pour un patient difficile. L’ascenseur faisait des siennes, j’empruntai la cage d’escalier et grimpai, suspendu au-dessus du vide grisâtre de la cité. La pollution moutonnait en noirs crachats et ne laissait filtrer du soleil que de minces rayons fadasses. Je fermai les yeux, imaginant la lumière chaude et pleine, la lumière vive de mes années d’enfance à la Périphérie. Je sentais l’ocre brûlant coulant sur ma peau, enivrant. Mon cœur se mit à faire des bonds précipités dans ma poitrine comme pour se jeter dans les profondeurs du ciel qui s’ouvrait sous moi. Reprenant mes esprits, je pris conscience du poids glacial qui pesait sur mon torse et expirai maladroitement, presqu’affolé. Ces apnées incontrôlées se faisaient de plus en plus fréquentes. Chacune d’elles m’offrait un moment d’évasion intense, au bord de la rupture. Mais j’étais conscient des risques et, plus encore, des rumeurs qui commençaient à circuler parmi le personnel de la Clinique. Hier encore, je m’étais effondré dans mon bureau, sans souffle ; je n’avais dû la vie qu’à l’intervention de ma secrétaire. Étrangement, je ne m’inquiétais pas outre mesure. Je décidai toutefois de consulter.
Poussant la porte à double battant du service des urgences, j’entrai dans un monde tout différent. Ici, la Morphée n’avait pas complètement vaincu et s’agitait encore pour ravir définitivement l’esprit qui lui résistait. L’odeur me prit à la gorge, saturée de relents âcres de sueur et d’urine. Les râles et les hurlements fusaient dans le couloir principal plongé dans l’ombre pour réduire les troubles liés au sevrage – les Morphéeux étaient très sensibles à la lumière. Le docteur Borel m’attendait. Sur le lit, un certain M. Choss se tordait de rage, roulant des yeux, le menton noyé de bave et le visage agité de tics. Son vêtement déchiré laissait voir une peau crayeuse tachée de brun comme un fruit blet, exhalant des remugles de pourriture. Sur le crâne, déjà, saillaient des veines violettes qui ondulaient comme des serpents furieux. La crise était grave. Un regard de Borel confirma mes craintes.
Delirium tremens, niveau 5, souffla-t-il, aidant les deux infirmières à maîtriser le patient. Une rechute... il est là depuis une semaine. Je voulais votre... votre avis.
Son visage rubicond se tordait sous l’effort.
– Quelle dose pour une crise si violente ? La dernière fois...
La dernière fois. La dernière fois, c’était Lincia, la femme du Préposé aux Transports – autant dire un cas délicat. J’avais assisté le responsable du service tout au long du sevrage. Lincia avait d’abord présenté de nombreux signes de rémission, s’adaptant relativement bien à la privation graduée de drogue. Bien sûr, il restait dans ses yeux quelque chose d’indéfiniment absent et ses capacités intellectuelles avaient été gravement atteintes. Mais nous avions l’espoir de ramener cette fille de vingt ans du côté des vivants, de l’arracher au purgatoire éternel de Morphée. Un soir, Lincia avait fait une rechute. Son cœur, malmené par des semaines de sevrage, s’était tout à coup emballé. J’avais vu de mes propres yeux son corps encore souple, malgré les ravages de la drogue, se briser comme une brindille sous l’effet des convulsions. C’était horrible. Une révulsion de la chair, une lente agonie qui la laissait tremblante de souffrance, fiévreuse et défigurée. Consultés dans l’urgence, les médecins du service avaient préconisé l’injection d’une dose relativement faible de Morphée, afin de ne pas ruiner trois semaines de traitement qui, jusque-là, avaient largement porté leurs fruits. Je m’étais opposé à cette solution, pressentant que dans ce corps tressautant, broyé et déchiré de l’intérieur, quelque chose allait se rompre à tout jamais. Sur ce coup-là, nous ne pouvions vaincre la grande déesse. Je sentais avec une terrible angoisse que nous n’arracherions de ses griffes rien d’autre qu’un pantin de chair déserté. Deux jours plus tard, les convulsions avaient cessé. Lincia, les yeux définitivement blanchis par la douleur, n’avait plus jamais prononcé un mot. Hébétée, absente, idiote même, ce n’était plus qu’un légume qu’on avait rapidement rendu à sa famille. Elle avait grossi la masse des Absents qui, dans notre société de morts-vivants, attestaient du carnage de la Morphée. En ville, chaque fois que je croisais l’un de ces handicapés victimes d’un sevrage raté, je pensais à elle. À tout prendre, autant devenir un Rêveur : ceux-là, au moins, on pouvait croire qu’ils vivaient, ailleurs, une vie effrénée de plaisirs. Mieux valait cela plutôt que de se perdre, à force de souffrances, sur le chemin ramenant du nirvana sensoriel à la réalité.
Je hochai la tête en direction de Borel :
– Non, pas comme la dernière fois. Donnez-lui 10 mg. Ne prenons pas de risque.

Le lendemain, dans le bureau de mon chef de service, on me servait des remontrances amères nourries de lourds reproches. C’était irréel. Oscillant imperceptiblement dans le fauteuil capitonné, je me sentais planer, irréductiblement en dehors de moi, insensible à l’emportement des autres. On me faisait énergiquement valoir le risque que j’avais pris en prenant seul une telle décision, on brandissait la menace d’une comparution devant le Conseil et d’une radiation définitive de l’Ordre... À côté du gros Dr Gerbeaud, un autre docteur, un certain Allègre, et un autre, un certain... et un autre... et quelques dizaines d’autres visages, et des bouches sans lèvres et sans gencives, des claquements de dents sans mots, tout silence, le soir qui fond dans la lueur des néons, je veux passer dans la lumière nue... Je
– Armenthe, réveillez-vous !
Je sursautai violemment.
– Votre geste est d’une extrême gravité ! Vous serez sanctionné. Qu’avez-vous à dire pour votre défense ?
Je ne répondis pas, cherchant avec peine à comprendre le sens des mots qu’on m’adressait. J’avais la plus grande difficulté à me concentrer.
– Bon Dieu, Armenthe, songez à ce pauvre M. Choss !
Égaré, je songeai à ce pauvre M. Choss et ne me rappelai qu’un visage congestionné, traversé de spasmes, un visage de cauchemar qu’une simple injection avait relâché, embelli, illuminé... comme un retour au réveil après un mauvais rêve... Pourquoi s’acharnent-ils à arracher ces êtres à leur bonheur solaire, pourquoi... les faire tomber, malgré eux, dans notre monde absurde... absurde... Les hommes qui me parlaient se mirent à dresser leurs mains crochues. Ils les agitaient méchamment vers moi. Leurs voix indistinctes jaillissaient tour à tour de leurs gorges et crissaient contre les palais.
– Ce n’est pas la première fois que vous vous retrouvez mêlé à de telles complications... Prescrire une dose si forte ! Comment avez-vous pu y songer ?... Souhaitez-vous faire de tous nos Morphéeux des comateux ?!... Vous avez condamné ce pauvre homme ! Nous sommes ici pour soigner ces gens !... En agissant ainsi, vous faites le jeu de la Morphée, vous lui livrez ses victimes...
Le jeu de la Morphée, le grand jeu existentiel – mes pensées brûlantes me trouaient les chairs comme des aiguilles chauffées à blanc. Ma chemise collait sur ma peau moite, je lançai mes doigts en l’air pour attirer l’attention et me raclai la gorge, mais je ne pouvais plus parler. Un couinement ridicule se faufila entre mes lèvres. Il me semblait, sur ma droite, apercevoir des photographies de famille au bord de mer, la mer se mouvait réellement et je pouvais du doigt remuer les minuscules grains de sable sur la plage.
Je... je tournai à nouveau la tête et je n’étais plus là. Ils n’étaient plus là. Il n’y avait plus de . Mes paupières étaient collées mais je voyais une lueur floue. Je mis ma main droite près du cœur et attendis le prochain battement. J’attendis.
J’attendais.
Les rumeurs du métro parvenaient du fond comme des... éclats... de... voix. Lincia me faisait un signe vague en riant à pleine gorge et m’attirait vers le fond des vagues, les vagues de brume et l’écume brune de la ville. J’agrippai la rambarde avec joie, l’enthousiasme bouillonnait dans mes veines roses, ROSES, j’enjambai le parapet...
Une poigne griffue me secoua l’épaule. J’ouvris les yeux avec peine. Devant moi, Borel gesticulait et tentait de me dire quelque chose. J’étais au quinzième, à nouveau. Je ne savais plus comment j’étais venu là. L’alarme se mit à rugir et des brancards passèrent en trombe dans le couloir. Borel s’éloigna à grands pas. Il avait rétréci, il se perdait maintenant dans ses longues chaussures de croque-mort... les touffes de cheveux s’échappaient de la semelle... Je me mis à trembler et essuyai d’un revers de main la sueur qui me coulait du front. Je me sentais mal, je voulais me secouer la tête et remettre mes idées en place. Je vérifiai mes poches : mon bipeur et ma convocation devant le Conseil, demain 15 heures. Je ne me souvenais pas. Des visions de corps torturés me sautaient à la gorge. J’entendais les chirurgiens s’affairer tout près. Je ne parvenais pas à sortir de ce cauchemar – couche Mar-Marie couche-moi, Marie... une comptine d’enfance me martelait les méninges et piétinait ce qu’il me restait de conscience. Je dévalai les marches quatre à quatre et m’assis sur le palier, m’assis seul perdu dans la nappe étincelante du carrelage blanc. J’essayai de me souvenir de quelque chose de stable, mais le monde se dérobait. Tout fuyait. Je regardai le soleil se coucher à toute vitesse de l’autre côté des baies, poussé au cul par les éperons incandescents de la nuit. Je tremblai de fièvre. Une soif irrésistible me prit. Il fallait que je me réveille. Je me mis debout malgré la douleur lancinante qui me tordait les entrailles. Mes bras, agités de spasmes, étaient deux excroissances inutilisables qui pendaient lâchement de chaque côté de mon tronc comme des antennes mortes. Je me dirigeai cahin-caha vers les Grands Rêveurs rêveurs d’univers qui requéraient mon attention, je ne sais plus pourquoi, il fallait observer. Observer leur beauté, leur bonh...
– Température constante chez les deux hommes. La femme présente quelques signes intéressants.
Valérie s’éloigne comme une ondée d’automne sur la face riante d’un soleil rouge, soleil des jeux de l’oie sous les couche Mar-Marie couche-moi, Marie berce-moi... Je me bouche les oreilles et gémis plaintivement. Les internes me regardent étrangement. Étrangement, ils ont des yeux de chats, fendus comme des lunes. La femme aux joues fanées, devant moi, a des lèvres et des veines roses. Elle a des lèvres qui m’appellent. Je me penche un moment, dilué par un nouveau vertige, et je sens, inévitablement, le dernier battement de mon cœur s’étendre dans la durée infinie qui sépare la fin du rêve du réveil. Les choses autour de moi s’effacent comme des traînées de songe sur le fond clair d’une aurore, la ville entière tournoie et moi je voudrais – me réveiller !
Les autres. Les Rêveurs. C’est moi qui rêve. Nous sommes les rêveurs. Je veux – basculer
Je veux
Morphée

Elle me tend ma dose. Elle me sourit. Je ne respire plus. Je plonge dans l’apnée, à contre-courant je remonte le cours vers son sourire. J’enfonce l’aiguille dans mon bras.
Je garde les yeux fermés pour voir.

Concours de nouvelles (2011), thème : Un mensonge

Un procès

C’était le premier jour du procès. Pour Prés-Bas, fruste bourgade semée de fermes grossières et de cultures, engourdie dans ses mœurs rustiques et pleine d’une campagnarde suffisance, un tel événement était plus qu’une nouveauté : c’était une révélation. À la surface d’une vie quotidienne rythmée par le travail des champs, un vague tremblement avait couru ; quelques rumeurs d’abord, puis un embrasement de foule fiévreuse s’étaient rué sur les terres emblavées et cette marée fébrile, par vagues successives, avait ébranlé la tranquille province des marges du Royaume. Une ancienne soif de sang resurgissait à la faveur du crime, perçant sans peine une carapace séculaire de ferveur simple, épaisse et lourde. Les bouches se déliaient ; d’anciennes histoires quittaient l’enfouissement profond où elles avaient langui et folâtraient au coin du feu, revigorées par des langues dérouillées prises d’une subite frénésie de conter. Réveillant à force de mots ses criminels, ses fous et ses vicieux, le peuple de Prés-Bas ranimait un long et beau passé de faits divers.

Il faut dire que le crime était grandiose. En tant que médecin officiant dans le bourg le plus proche, j’avais été mandé sur les lieux dès la découverte du cadavre. En compagnie du bourgmestre et de ses agents, j’avais pénétré dans la métairie, une ferme quelque peu isolée à un kilomètre de la route. Suivant un long couloir maculé de terre et d’excréments, nous avions débouché dans la pièce commune et aperçu, au milieu d’un fouillis de paille taché de flaques sanglantes, un homme qui nous souriait. On avait prolongé ses lèvres de deux plaies rouges et dessiné un sourire cruel jusqu’au coin des paupières. Je distinguai des chicots noircis dans la bouillie de chair qui, déjà, prenait une teinte brunâtre. Les bras étaient légèrement écartés, les mains entrouvertes, le torse détendu. En-dessous, un gouffre béant où germait une pousse plus claire qui, à notre effarement, prenait rapidement ses aises et vaquait librement hors du corps du malheureux, serpentant dans la pièce entière et marbrant de lacets rosâtres la terre battue. Le criminel avait éviscéré sa victime et disposé avec art les entrailles dans le décor. Des tourbillons de tripes pendaient ça et là, certains fixés à mi-hauteur du mur, d’autres enfoncés dans la glaise répugnante comme si l’on s’était servi des boyaux pour creuser des sillons à même le sol. Après quelques haut-le-cœur mal contrôlés et des notes prises à la va-vite dans la puanteur suffocante, le bourgmestre m’ordonna de procéder au rapatriement des organes dans le corps de la victime. Je ne pus alors m’empêcher d’observer une fois encore, avec une pointe d’admiration, la macabre disposition des viscères. Je rafistolai grossièrement le corps. J’obtins une sorte de poupée au ventre anormalement gonflé, au sourire effrayant et aux membres étrangement disposés. Une voiture de police du comté achemina le cadavre jusqu’à mon cabinet. Quatre jours plus tard, l’enquête était bouclée. Comme tous les habitants de la région, l’annonce de l’arrestation me fut un grand soulagement.

En ce matin cireux noyé de brouillard, Prés-Bas s’apprêtait gaiement, décidée à faire une belle performance pour son premier drame judiciaire. Une même impatience prenait le village aux tripes ; on voyait sur la place de braves paysans imbibés de vin rouge, les cheveux hérissés de paille, dont les propos charriaient la houle chantante du patois, et des groupes de femmes fortes et rouges, en tabliers sales, qui corrigeait des gamins ravis d’échapper à la classe ou aux champs. En effet, il restait quelques jours avant les moissons, mais on les désertait sans regret. Pour la première fois depuis des lustres, la terre de Prés-Bas dût attendre que la faveur des hommes lui revînt. Tous se réunissait autour de la « mairie », nom pompeux qui désignait une vulgaire masure hissant sa toiture difforme au-dessus des bicoques voisines comme un bossu cherchant, malgré sa difformité, à dominer son monde. Là communiait silencieusement la foule ; elle consommait avec chaleur l’hostie sanglante.

Ce matin, alors que se pressaient dans la salle d’audience les corps à l’odeur rance de sueur et d’urine, je percevais si bien cette effervescence sauvage que je ne parvenais pas à échapper à son emprise. Mes longs doigts, habitués aux minutieux travaux de chirurgie, étaient pris de tressaillements. Derrière moi, les bancs s’étageaient dans l’ombre sordide de la pièce qui n’était guère taillée pour ce genre de rassemblements. On s’entassait sans ménagement, rustres sur rustres, avec une brusquerie et une impudeur crasses. Ici un jupon relevé, là des braies crottées esquissaient un spectacle rebutant. Les mômes se calaient à plat ventre sous les bancs. Je serrai contre moi mon long manteau de laine.
Devant, sur la gauche, de profil par rapport à l’auditoire, un homme d’une quarantaine d’années montrait un visage hâve, mangé de barbe, et des cernes violacés, presque carmins. Les yeux agités, en perpétuel mouvement, tachaient d’un bleu laiteux ces auréoles boursouflées. Le front, largement dégarni, était lisse et singulièrement luisant. Sous le nez insignifiant, un mauvais rictus retroussait deux lèvres exsangues sur des ratiches brunes. Henri Bernaud n’était pas un accusé sympathique.

Le greffier, sec et rachitique, nous gratifia d’une lecture mélodieuse des charges retenues ; sa voix très pure, étonnamment musicale, modulait avec habileté les longueurs du laïus administratif. Néanmoins, le faisceau de preuves rassemblées par les agents de police était accablant et pointait, tout hérissé de détails macabres, vers M. Bernaud. L’accusé habitait une ferme située à quelques centaines de mètres du domicile de la victime ; les deux hommes, assez proches, se voyaient fréquemment et partageaient le même cercle d’amis. On les croisait plus souvent sur les bancs de la taverne, panses tendues et vestes débraillées, bramant des obscénités et remâchant des griefs immémoriaux que dans les essarts, outils à la main et sueur au front. Pourtant, tout le monde s’accordait à dire que Bernaud et Mornon, l’infortuné éviscéré, n’en étaient jamais venus aux mains, même par ces soirs de longues beuveries crépusculaires. La question du mobile intriguait – bien plus, elle désemparait. On la considérait sous tous les angles, on la tripotait et on la triturait si violemment qu’après avoir été malaxés par des dizaines de cervelles épaisses, les faits, pourtant clairs, ne laissaient plus qu’une écœurante sensation de confusion. On avait relevé sur les lieux du crime des empreintes de grosses semelles striées semblables à celles des sabots de l’accusé ; on avait d’ailleurs retrouvé ces preuves accablantes chez Bernaud lui-même, encore rouges de terre battue et d’amas sanglants mêlés de cheveux. Non loin de là, froissés dans un épouvantable désordre, traînaient des vêtements sales. L’un d’eux était moucheté de salissures brunes. Enfin – et ce point suffisait généralement à faire taire les doutes –, c’était un couteau de boucher appartenant à Bernaud qui avait servi à vider la victime comme une simple volaille.

Et pourtant... pourtant, on ne se résignait pas au règlement de comptes entre ivrognes. L’éviscération méticuleuse de la victime, le soin minutieux avec lequel on avait déroulé et disposés les entrailles ne collait pas avec une rixe avinée entre deux copains de taverne. Le juge lui-même, se trémoussant du haut de son estrade, en éprouvait des désagréments semblables à de douloureuses constipations. Il entreprit d’interroger l’accusé sur ses faits et gestes le soir du crime. Bernaud reconnut s’être rendu à la métairie un peu avant vingt heures mais affirma avoir découvert son camarade déjà mort, écartelé et pris dans la toile sanguinolente de sa propre tripaille :

— Une bête, l’bide explosé par tout plein d’sang et découpé comme du gros bétail, m’sieur l’Juge. Une vraie boucherie, toute salopée, j’vous l’jure !
Mais ses propos, ponctués de jurements du plus mauvais effet, comportaient de fâcheuses incohérences. Il prétendait s’être précipité pour prévenir le bourgmestre et avoir confié son funèbre message à un voyageur de passage, manteau long et capuche, qui se dirigeait à cheval vers le bourg – mais il n’avait pas vu son visage. Il disait être retourné ensuite chez Mornon pour « tâcher d’voir c’que j’pouvons faire pour l’malheureux, m’sieur l’Juge » – mais le père Ramone l’avait aperçu derrière sa haie aux alentours de vingt heures, courant comme un dératé et dissimulant sous un bras une étoffe tachée.
— Vous preniez la fuite, M. Bernaud, vous preniez la fuite ! s’énerva le juge.
À mesure que progressait, cahotante, la reconstitution des faits, le magistrat s’échauffait dangereusement, étranglé par l’impatience, convulsant et postillonnant davantage à chaque affabulation de l’accusé. À sa figure cramoisie et quasi asphyxiée s’opposait le visage décomposé de Bernaud, aux pupilles tremblantes, effarouchées, oscillant maladivement dans le blanc de l’œil comme prises elles aussi de syncopes. Je scrutai ces iris enragés, fasciné par ce regard où la fièvre – à moins que ce ne soit la peur – mettait une buée malsaine. C’était le regard d’un fou ; or, seul un fou avait pu commettre ce crime.

L’interrogatoire tourna rapidement court. Le juge fit venir à la barre quelques témoins dont l’ignorance quant à la chose était trop manifeste pour qu’on les retînt là bien longtemps. Ce fut enfin mon tour.
— Docteur, vous avez fait les constatations sur les lieux du crime et procédé à l’autopsie. Pouvez-vous nous exposer vos principales conclusions ?
Je résumai le rapport que j’avais déjà transmis aux agents du bourgmestre. Le babil ambiant s’atténua. Dans les procès criminels, l’expert a toujours le beau rôle : magicien des corps, on attend de lui des preuves irréfutables d’où tirer une condamnation bien propre, sans états d’âme, inéluctable. Je sentais cette lourde attente de foule échauffée peser sur mon thorax et m’étouffer sous une chape de silence. Les mots ne cessaient de jaillir d’entre mes lèvres mais mes pensées, à la dérive, m’arrachaient à mon propre corps ; je croyais me tenir au fond de la pièce, avec les autres, et joindre mes regards voraces aux leurs qui, emplis d’une sombre ardeur, se jetaient sur moi et me raclaient le dos. Dans ma poche, je serrai la chevalière à m’en faire blanchir les jointures, cherchant par ce geste rituel à vaincre l’irrésistible angoisse que j’éprouvais toujours à m’exprimer en public. Mon anxiété était telle que je sortis la bague de mon vêtement et continuait de la triturer en décrivant les blessures observées sur le cadavre.
Les iris enragés de Bernaud cessèrent de papillonner. Sa mâchoire se décrocha, ouvrant un gouffre puant dans l’ovale hagard du visage. Sa voix éraillée jaillit comme un rugissement animal :
— C’est la bague d’Mornon, cré, la bague d’ce pauvr’Mornon ! Diable, c’est toi, docteur, qui l’as tué ! T’l’as tout découpé avec tes outils d’l’enfer !
Il écumait et braillait comme un porc égorgé. Ses hurlements de bête ne s’arrêtaient pas. J’étais abasourdi. La phrase que j’avais entamée s’effilocha dans l’air, sans que je parvienne à la rattraper. Le juge se retint pour ne pas craquer et tenta de couvrir les cris de Bernaud de ses propres beuglements. Le public s’esclaffa et quelques têtes, ravies du coup de théâtre, se fendirent de grands sourires. Je crus que certains allaient applaudir. La colère me tordit le ventre. J’étais outré de cette bouffonnerie. J’interpellai le rustaud avec haine :
— Qui êtes-vous Bernaud, pour mettre en cause mon honnêteté dans une affaire de meurtre ? Pour tacher de votre bave répugnante mon innocence et ma bonne foi ? Tout ceci est d’une absurdité navrante ! Je suis ici pour éclairer la cour sur les données scientifiques du crime, pas pour me voir ridiculisé par des accusations délirantes ! Je demande à Monsieur le juge le droit de me retirer. Je ne saurai endurer davantage de la part d’un malotru qui, me semble-t-il, n’est pas en position de proférer de tels mensonges !
J’avais mis trop de hargne dans ma repartie – mais j’étais hors de moi ! Le juge, rappelé à son devoir, nous invita au calme. Mon aigreur et l’agressivité de mes propos avaient allumé une inquiétante étincelle dans ses yeux de fouine. Avant de me libérer, il lança, sur le ton badin de la confidence :
— Bien sûr, docteur. Entre nous, à qui d’autre que vous pourrait appartenir cette chevalière ?
Les plis de la bouche se relevèrent en une moue rieuse ; le regard mi-sérieux, mi-amusé, n’appelait pas de démenti. Me déridant, je hochai à peine la tête, offrant un visage affable où l’innocence le disputait à la connivence. Le sourire espiègle du juge explosa en un franc éclat de rire que les paysans reprirent en chœur, se frappant les cuisses avec fougue comme s’il se fût agi d’une bonne blague. Moi-même je lâchai quelques ricanements, soulagé de sentir la tension se relâcher et d’échapper à l’attention générale.
— Docteur, l’accusé est-il selon vous coupable des charges retenues contre lui ?
Les mots du juge glacèrent mes émouvantes retrouvailles avec la sérénité. Toute la salle reporta ses regards sur l’accusé, calé dans une encoignure et défiguré par l’ombre. Avec toute la gravité que réclamait la question, je déclarai :
— Compte tenu de la nature des blessures et de l’état mental de l’accusé, je suis intimement convaincu qu’Henri Bernaud est coupable d’homicide volontaire sur la personne de Paul Mornon.

Je ne vis guère davantage du procès. Épuisé par l’épreuve de la barre, je rentrai chez moi peu après ma déposition. Le trajet à cheval, dans l’air pur d’une belle journée d’été, me fit le plus grand bien. Le soleil de fin d’après-midi baignait d’une clarté doucereuse l’étendue des plaines. Passant le pont Saint-Marc, je ralentis, songeur. Des reflets incandescents s’agitaient sur l’onde. Je devais prendre mes précautions.
Je lançai la chevalière dans l’eau claire du ruisseau.

ROM - Faites vos jeux (mars 2011)


Je poussai le large panneau de chêne incrusté d’ébène. Derrière, un alignement vague de fauteuils défraîchis aux bras rehaussés d’or bordait d’éclats un long couloir baigné d’ombre et de poussière. Il n’y avait personne mais le lieu bruissait d’une étrange présence ; les tentures de moire tombaient en larges flaques sur le parquet vieilli, arborant des reflets sournois qui jaillissaient sous les chandelles ; le son d’un luth, derrière les cloisons, mourait en brefs échos sonores au pied des coffres marquetés, négligemment ouverts sur des gueules obscures. Un clair de lune peureux tombait à regret des croisées et jetait des gouttes laiteuses à mes pieds. J’avançai parmi ces perspectives irréelles, je devinai les boiseries et les fresques écaillées avec le sentiment de pénétrer dans un domaine gorgé de nuit à l’haleine lourde de ténèbres. Mes pas arrachèrent un cri aux lattes usées, immédiatement étouffé par les velours épais des causeuses et des bergères. Je scrutai le sol pour éviter de m’empêtrer dans les vieilleries entassées contre le mobilier – des boîtes à musique, des rubans et des dentelles débordant de coffrets ouvragés, quelques reliures au cuir fatigué et un grand nombre de cornets à dés, jeux de cartes et gros sous maculés d’empreintes –, lorsque j’aperçus une simple porte de bois clair, sans poignée, qui nimbait d’un halo pâle le point de fuite de la galerie.


Secouant la tête pour sortir de l’hébétude qui me gagnait progressivement, je parvins en quelques enjambées au battant que je poussai du bout des doigts. Il céda sans bruit à ma pression. Derrière, on jouait.

Des tables tendues de rouge, de vert et de bleu s’étageaient par dizaines dans les profondeurs d’une ancienne chapelle. Les vitraux, badigeonnés de noir, montraient des yeux crevés dont les pleurs fantômes, grisâtres, oppressants, se mêlaient aux volutes paresseuses des fumerolles que soufflait l’encens presque consumé. La seule clarté provenait d’un lustre en fer forgé, perdu dans les hauteurs de la nef, sous une rotonde condamnée. Mais l’éclat des cierges, comme s’il se fut affadi en tombant de si haut, se noyait dans le grain sale des draperies et des brocarts. Une semi-pénombre aplanissait les formes, vêtant de gaze maladive les êtres et les choses.

Malgré tout, on jouait. Dans le transept, des silhouettes se groupaient autour des tapis, lançaient des jetons de vieux cuivre et suivaient avec une tension perceptible le ballet muet des cartes ; les dés passaient de mains en mains, avec une brusquerie discrète, une violence frémissante. Les gestes des joueurs, empreints d’une sourde retenue, déployaient dans le jour spectral des arabesques vibrantes, prêtes à craquer. Une lourde pulsation, rauque comme le raclement des dés dans les cornets, pesait sur les corps, courbait les dos, brisait les doigts. On eût dit le poitrail fumant d’une bête monstrueuse qui pesait sur nos têtes et soufflait une buée malsaine. Étouffant, je sentis mon pouls s’affoler ; j’inspirai à plusieurs reprises l’air corrompu, luttant contre l’angoisse. La lourde masse du tombeau s’entrouvrit. Ma respiration s’accorda bientôt au lent roulis des corps devant moi.

Je quittai le nimbe charbonneux du porche et descendis quelques marches en direction des tables. Ma grande carcasse glissa sur le marbre. Une douce indifférence, comme une euphorie nue et glacée, coula au creux de mes reins, collant à mes paumes écartées. Je goûtai le calme sépulcral. Le désir du jeu me mordit les entrailles ; la brûlure, dans mon ventre, nourrit mon sang transi. Je fus pris d’une passion glaciale comme les mourants par le trépas.

Arrivé près des joueurs, je pus distinguer, sous les chevelures brouillées en sombres auréoles, des visages cireux. Les lèvres, pâles et brillantes, mettaient sur tous ces masques une phosphorescence d’outre-tombe ; tournées vers le jeu qui se poursuivait en un vivant tournis de pièces, elles arboraient des moues tordues, s’entrouvrant parfois sur deux rangées de nacre avant de trouer d’un sourire d’ombre une chair malade. C’était les reflets troubles d’une même grimace. Je sentis mes crocs percer à travers ma bouche. Saisi d’une joie sinistre et enivrante, je me penchai vers la première table.

Je perçus brutalement la houle murmurante du jeu ; des sifflements rauques, éructés douloureusement, formaient des nombres sans suite ; les trachées se tordaient pour cracher des phrases énigmatiques qui claquaient dans l’air en mourant. S’y mêlaient les injonctions imperceptibles du croupier et le crissement des ongles ramassant les mises. J’étais hypnotisé par cette étrange cacophonie aux limites de l’audible. Ma poitrine se soulevait en d’écœurants haut-le-cœur au son des mâchoires qui craquaient et des chairs fripées. Mes bras, pris d’une rigidité soudaine, heurtèrent le panneau de bois et de métal. Je m’y retins, accablé d’une pesante faiblesse. Je posai des griffes noueuses sur le tapis vert. Tout se figea.

Les dés, arrêtés dans leur course, vacillèrent le long d’une trajectoire improbable, dessinant dans l’air une traîne blanchâtre. Les cartes parurent frémir et se tordre sous l’effet d’une pression malfaisante. Les écus flamboyèrent.

Ils me regardaient tous.

Ils me fixaient de leurs orbites vides. Ils tendaient leurs museaux rongés et tiraient leurs chairs gangrénées où perçait l’os. Leurs gosiers exhalèrent un souffle de sépulcre. Lentement, leurs serres décharnées cliquetèrent et rythmèrent le branlement des carcasses sous les capes miteuses. Le martèlement se mut en cadence nerveuse, en fatale impatience. En interrogation pressante.

À ma droite, un dé accrocha un chatoiement macabre.
Je m’en saisis.