samedi 25 avril 2009

Thomas Lermand, 6. "Un grand barbu et une jolie rouquine. L'ogre et le petit chaperon rouge, qui sait..."

Résumé des épisodes précédents :
Nous sommes toujours en Italie, près du village de Santa Cristina où s’est rendu Thomas. Notre héros, à la poursuite de ses fantômes, est revenu sur les lieux de l’assassinat de Karl, un camarade d’enfance. Il a retrouvé Bambi, son amie de toujours, et a fait la connaissance de sa compagne, Laora.
Et c’est Bambi que nous suivons désormais, au cœur d’une nature sauvage et oppressante.


L’autoradio refuse de s’allumer, sans doute par égard pour les grillons. Ces petits monstres invisibles fredonnent avec ardeur leur inlassable refrain, se réjouissant de la belle acoustique, tissée de chaleur et de sécheresse, que leur procure le ciel bombé. Le crissement des pneus dans la poussière ponctue de notes criardes le chant des insectes ; de brusques arabesques de couleur, jaunes et blanches, jaillissent devant le pare-brise.
Alertée par un éclair métallique zébrant les bosquets, Bambi écrase brutalement la pédale de frein. Un 4x4 Mercedes, roulant toutes vitres ouvertes et la musique à fond, surgit de la droite. Dans un vrombissement rageur, il pile à quelques centimètres du capot de la Fiat rouge. Un chapelet d’injures fuse de derrière le tableau de bord et quelques coups de klaxons applaudissent aux dizaines d’obscénités que l’individu à barbe noire parvient à articuler en quelques secondes avant que…
— Putain Bambi, c’est toi ?! Nom d’un p’tit lutin mafieux ! Fais gaffe un peu ma belle, les ongles manucurés et les volants, ça fait pas bon ménage ! Pour un peu j’réduisais ton pot d’yaourt en un tas d’plastique directement prêt pour l’recyclage. Ça m’aurait franchement fait chier d’abîmer ta jolie frimousse. C’est pas comme si les gens ignoraient que, bon, d’accord, j’roule comme un sportif ! Ou un danger public, à toi d’voir…
Un rire tonitruant conclut cette déclaration enfiévrée et Bambi, se dégageant enfin de la masse de mots dont elle vient d’être submergée, et de sa ceinture de sécurité qui joue les rebelles, descend de voiture pour faire face à son interlocuteur.
Il pourrait sortir tout droit d’Harry Potter, façon Hagrid, mais en un peu plus jovial. Et en un peu moins grand, certes, même si là, au milieu de la piste, campé sur ses deux jambes massives, accoudé négligemment à la portière de son bolide tout aussi massif, il faut bien avouer que Marco prend toute la place. C’est bizarre comme toute la scène semble changer de perspective sous les yeux rieurs de Bambi ; l’Italie apathique, au dos boursoufflé par les reliefs des Monts Lattari, sort soudain de sa torpeur pour darder d’incrédules regards sur la silhouette du mastodonte humain venu, insolemment, occuper le devant de la scène. Non mais pour qui se prend cet individu bruyant et vulgaire ? Y’en a qui dorment, là !
Les grillons n’émettent plus que des chuchotements interrogatifs. Sur ce bruit de fond parasite finit par se détacher, rauque mais léger, le rire de Bambi.
— Marco… prononce-t-elle enfin, avec un sourire mi-fâché mi-amusé. Incorrigible…
— Et fier de l’être, mam’zelle !
— Dis-donc, on ne devait pas se retrouver là-haut ? demande-t-elle en pointant le doigt vers les crêtes poussiéreuses pailletées de conifères. Et d’ailleurs, ajoute-t-elle d’un ton taquin, tu n’as pas l’impression d’être un peu en retard ? Tu devais aller repérer les lieux avant que j’arrive !
Elle brandit sa montre accusatrice sous le nez du barbu qui continue à s’esclaffer.
— T’inquiète, ma douce. J’connais un raccourci.
Bambi secoue la tête, mimant un air affligé. La malice pétille dans ses iris démesurément agrandis par la forte luminosité.
— Me dis pas que tu vas passer par ce raccourci.
À une centaine de mètres, en contrebas de la route, on aperçoit une piste dont les sinuosités se perdent dans la végétation alentour. Des roches ocre et des broussailles en parsèment le tracé entre deux fossés d’ombre verte.
— Marco, on a du boulot cet aprèm’, et changer les pneus de ton gros bébé de 4x4 parce que t’auras voulu tenter un dérapage non contrôlé entre deux ravins n’est pour l’instant pas inscrit au programme !
— Te bile pas, hé ! Je pilote comme un chef et ce p’tit bolide, il est tout neuf, il demande qu’à plaire. Allez, monte. Tu s’ras pas là-haut avant une demi-heure avec ta poussette rouge, là.
La jeune fille, nouant ses cheveux roux au creux de sa nuque, pousse un soupir résigné. Une brise exténuée traîne sur le paysage, sans apporter de fraîcheur. Avec cette chaleur, rouler dans la Fiat sera épuisant. Pas de clim’, pas de musique non plus. Et puis tout le matériel – appareils photos, boissons, chaussures de randonnée – est dans la voiture de Marco.
— On se décide à suivre le prince charmant ? balance Marco comme la jeune fille s’installe à l’avant, côté passager.
— Ouais, c’est ça Marco. T’as plus qu’à allumer ton bel étalon V12 et faire chauffer le carrosse, et la princesse sera tienne !
Bambi lance un clin d’œil à son collègue. Marco répond, charmé et charmeur:
— Peut-être même qu’avec un peu de chance, nous vivrons heureux et nous aurons beaucoup d’enfants…
— Oh là là ! Un seul suffit pour l’instant !
Oui. Au fait. Marco est le père de Giuliano. Le gamin qui babillait dans les bras de Bambi, à l’épisode précédent. Vous vous souvenez ?
Ces détails familiaux, certes émouvants, n’empêchent pas la Mercedes de vrombir joyeusement et de se ruer à travers la campagne italienne avec la fougue de la jeunesse.
Et on n’oublie pas d’attacher sa ceinture.

Cela fait presque trois ans que Bambi et Marco travaillent ensemble pour le magazine Il passeggiatore (Le Promeneur), un journal écologique spécialisé dans le reportage de terrain. Les grands parcs italiens, les littoraux italiens, les reliefs italiens : voilà ce qui intéresse le journal (italien) et sa direction (italienne, bien sûr). Le sujet du mois, c’est le parc national Monti Lattari et les menaces liées aux milliers de randonneurs qui, chaque année, apportent leur sueur, leurs appareils photo, et surtout leurs déchets, sur les flancs des montagnes.
Voilà ce que se répète Bambi, voilà à quelles certitudes rassurantes elle essaie de se raccrocher. Mais au fur et à mesure que l’aiguille se déplace sur le cadran, elle voit le fil de sa vie se carapater bien trop vite devant ses yeux, et remonter bien trop loin dans le passé. Cela a peut-être à voir avec le fait que la vitesse, les brusques changements de direction et les cahots de la voiture semblent indiquer la fin prochaine de cette existence à laquelle, finalement, quand elle y pense, Bambi tient énormément.
Après vingt minutes d’oscillation entre les deux bords dangereusement rapprochés d’une piste ridiculement étroite, entre les deux extrêmes si prompts à se rencontrer que sont la vie et la mort, le 4x4 s’immobilise. Ses deux passagers en sortent rapidement. Un grand barbu et une jolie rouquine. L’ogre et le petit chaperon rouge, peut-être. Qui sait…

Ils marchent depuis plus d’une heure. La chaleur du début d’après-midi s’est muée en une moiteur grisâtre. Des nuages bas tapissent la panse terne du ciel, et une légère bruine s’en échappe à regret. C’est Marco qui, le premier, brise l’épais silence dans lequel s’englue le paysage.
— Qu’est-ce qui va pas, Bambi ? T’as l’air à côté d’tes pompes. Sans déc’, t’as le visage tout chiffonné.
Bambi demeure songeuse, son regard balaie le tapis d’aiguilles qui hérisse le sentier. Marco insiste :
— On en a encore au moins pour une demi-heure, jusqu’au refuge. Ok, là-haut, bière et interview… Mais d’ici là, y’a qu’ta passionnante conversation qui pourra m’distraire ! Alors j’attends…
Bambi sourit malgré elle et lève les yeux vers Marco. La vue de son visage généreux, parcouru de fines rides qui se meuvent à chaque fois qu’il éclate de rire, la rassure un peu.
— C’est à cause de Thomas, tu sais, mon ami d’enfance. Je t’en avais parlé… Et bien, il est revenu.
Une pause, un soupir. Marco se tait, il laisse les confidences éclore à leur rythme.
— Il ne m’a pas dit pourquoi, mais je sais que c’est à cause de ce qui est arrivé à Karl.
— Mais ça fait plus de dix ans, maint’nant. Et puis, d’après c’que tu m’as dit, l’enquête est close. Y’a plus rien à déterrer de c’côté-là !
— C’est… C’est un peu plus compliqué.
La voix de Bambi se voile. On n’entend plus qu’un murmure rauque à travers ses lèvres pâles.
— Thomas a été vraiment perturbé par cette histoire. Il a été suivi par un psy pendant deux ans après le meurtre de Karl. Je ne crois pas qu’il ait jamais réussi à s’en remettre. Et Laora m’inquiète aussi.
— Attends, c’est quoi le rapport avec Laora ? Vous deux c’est la belle vie, non ? Et maintenant que j’me suis mis en quatre pour que vous ayez vot’ p’tit Giuliano, en plus… J’ai payé d’ma personne, moi !
Marco sourit et attrape Bambi par l’épaule. Elle se laisse aller dans les bras de son ami.
— Ça va, t’inquiète. Seulement Laora n’a pas voulu que je dise à Thomas qui elle était. Je croyais qu’il la reconnaîtrait, mais c’est vrai que ça fait tellement longtemps… J’ai…
Elle réprime un sanglot.
— J’ai l’impression qu’elle me cache quelque chose. Tu comprends, moi je veux juste oublier, j’ai tourné la page, j’ai surmonté ça. Et eux deux, ils sont là, encore en train de chercher à comprendre, comme si on pouvait comprendre quoique que ce soit à… Putain, c’était horrible ! C’était inhumain. Et ça ne leur suffit pas ?! Il faut qu’ils remuent tout ça encore, pour que ça vienne nous péter à la gueule comme un cauchemar ? Nous bousiller à l’intérieur ?!
Marco la serre plus fort contre lui. Il chuchote doucement dans ses longs cheveux roux.
— Mais pourquoi Laora… ?
Il laisse son interrogation flotter dans l’air humide. La clarté blanchâtre qui sourd du ciel habille de brume les flancs des monts. Bambi arrête d’avancer ; elle s’assied sur un rocher dont la proéminence noire déforme le sol comme une grosse verrue. Sous ses semelles roulent des gravillons par dizaines. Des éclats orphelins arrachés à la terre italienne.
— Laora a connu Thomas à cette époque, continue Bambi, même si Tom ne s’en souvient pas. Ça ne m’étonne pas d’ailleurs. Il était en état de choc, et on l’envoyait deux fois par semaine voir le Dr. Anceschi, pour, tu sais… pour une thérapie.
La jeune fille saisit un caillou plus gros et le soupèse au creux de sa main. Puis, d’un geste brusque, presque nerveux, elle l’envoie se perdre dans les fourrés rachitiques et les ornières de terres sèches. On l’entend dégringoler longtemps ; sa chute, en pointillés, laisse une trace insoupçonnée qui s’imprime into the wild.
— Et bien sûr qu’elle était là, Laora. Timide comme tout, avec ses boucles brunes. Effrayée par ces horreurs, fascinée par Tom. Obsédée comme lui par ce maudit signe. Bien sûr… puisque c’était sa fille, au docteur.

samedi 14 mars 2009

Thomas Lermand, 5. "Berceuse italienne."


Résumé des épisodes précédents :
Thomas, après avoir pris congé de sa cousine Anthéra, a arpenté les rues de Paris… Devant un café, au téléphone avec son amie d’enfance Bambi, il a aperçu un signe tracé sur un mur : un cercle rouge, traversé par une cicatrice. Le même signe que celui laissé autrefois sur les lieux de son crime par le meurtrier de Karl, leur ancien camarade de jeu.


Une chanson démodée tourne en boucle dans les haut-parleurs ; le rythme assourdi bat la mesure sur laquelle les avions, derrière les vitres, décollent. Des meutes de pardessus, de valises et de bambins se pressent dans les salles d’embarquement ; leurs contours glissent sur le lino. La nuit défend chèrement son royaume contre le petit-matin et Roissy prend l’allure d’un champ de bataille peuplé, dès l’aurore, de cadavres et de fantômes… Un cimetière noyé dans la grisaille.
Thomas résiste à cette langueur mi-rêveuse mi-hébétée. Les écouteurs sur les oreilles, il s’isole au cœur de la matrice impersonnelle, éternel lieu de passage, transition sans conclusion. Patiemment, il tente de dompter ses pensées. Mais une seule image l’obnubile, celle d’un cercle rouge, au travers duquel passe une cicatrice. Des questions tremblantes fusent en échos dans le vide de sa conscience, comme des sanglots d’enfant. Qui a tracé le Signe, encore une fois ? Pourquoi ce message, revenu des limbes d’une jeunesse perdue ? Est-ce un avertissement ? Est-une menace ? Putain mais qu’est-ce que c’est que ce bordel ?!
Thomas n’a rien inventé, tout ceci est bien réel, il en est sûr, il a vérifié… Se méfiant de son imagination, il s’est approché du mur et a touché le liquide rouge. Il était chaud sur le flanc glacé de la neige.
Secouant la tête sans trop croire aux vertus bénéfiques – pour son mal de crâne – d’un tel geste, Thomas songe à Anthéra. Elle n’a pas tenté de le retenir, lorsqu’il lui a annoncé son départ. Il n’était pas nécessaire qu’elle parle pour lui faire sentir la solitude qui déjà, croissait en elle, à l’idée qu’il s’en aille, loin. Thomas lui a parlé de choses et d’autres, coincé entre les quatre parois de plexiglas d’une cabine téléphonique crasseuse, luttant contre la nausée qui le gagnait dans le compartiment étroit. On aurait pu concevoir un au-revoir plus romantique. Mais ça lui avait suffit, à Thomas, de causer avec elle de choses insignifiantes… De choses rendues si signifiantes par le souvenir de ces yeux clairs où baignent tant de rêves en attente d’être rêvés.
La voix de l’hôtesse, étrangement enrouée, appelle les passagers du vol 756 à destination de Naples à se rendre à la porte d’embarquement numéro 18. Une heure plus tard, l’appareil traverse le lainage distendu des nuages. Thomas, mal assis dans le siège à l’odeur de lessive, bascule dans les cumulus du songe. Sur la tablette, devant lui, traîne un post-it. Un gribouillis y indique : Ambre Hébert, 2 vicolo Rossini, Santa Cristina.

La petite place, pavée de pierres d’un gris doré, se prête joyeusement aux clichés des guides touristiques ; un soleil à peine voilé embrasse les toits et les porches, un unique café arbore quelques chaises en terrasse, et l’église au toit délabré ronfle gentiment dans la sérénité de midi. Nous sommes au début de décembre, mais l’Italie typique, en ce village de Santa Cristina, se joue des normales saisonnières et de l’hiver tout proche.
Thomas, un sac volumineux à l’épaule, s’approche de la fontaine qui gargouille au milieu de la place. Un vieil homme, à la peau grêlée de verrues et de rides, fume une pipe, assis sur la margelle.
— Sa dov’è per favore ? demande Thomas en brandissant son post-it.
Le vieux, d’abord, ne comprend pas – l’italien de Thomas a dû se dégrader depuis toutes ces années – puis finit par regarder le papier jaune au-dessus duquel s’agite frénétiquement l’ongle du jeune homme. L’avant-bras à la peau brunie se tend en direction d’une ruelle bordée d’ombre. Thomas remercie et s’y engage d’un pas décidé. Au-dessus de sa tête des carrés bruns de linge, oscillant sans bruit, découpent des carrés bleus dans l’étoffe du ciel.
Thomas essaie de ne pas trop penser, de ne pas s’attarder sur l’absurdité de sa démarche. Décider, après plus de dix ans, comme ça, de reprendre la route, back to hell… Agir sur une intuition, ou plutôt sur une pulsion d’horreur, laisser le Signe, victorieux par sa réapparition subite, lui dicter sa conduite… C’était peut-être ce qu’on attendait de lui, qu’il revienne sur les lieux du crime. Peut-être était-ce par pur sadisme qu’on le forçait à tout remettre en question, encore une fois, à émettre les mêmes doutes, à côtoyer les mêmes incertitudes, à craindre les mêmes vérités. Thomas avait l’impression d’être un pion qu’on déplaçait à sa guise sur la trame trompeuse du temps passé et à venir. Un peu comme un pantin sur le cadavre duquel Festoient les vampires psychiques de Dan Simmons.
Levant une main pour se protéger du soleil qui pointe le museau, par intermittence, entre les maisons de couleur ocre, Thomas songe qu’il aurait dû appeler Bambi, vous savez, pour la prévenir. Ce sont des choses qui se font. Mais il ne l’a pas fait. Quelle importance ? Il avait besoin de revenir ici. Même s’il n’a plus grand espoir de découvrir autre chose, même si l’assassin de Karl n’est probablement qu’un fantôme de plus usant ses membres frêles sur les rues cahoteuses du village, Thomas avait besoin de revenir ici. Le Signe l’avait appelé. Et c’était justement les vieux fantômes que Tom était venu combattre.
2 vicolo Rossini. La porte en bois est peinte d’un bleu clair sur lequel un motif noir se détache. Les babillages d’un gamin se font entendre à l’intérieur. Thomas pousse résolument la porte déjà entrouverte, avec une conviction qui ne lui ressemble guère. Derrière un rideau de perles, un petit salon aux couleurs claires sert de décor à un spectacle touchant. Une jeune femme aux cheveux très roux donne le sein à un bébé encore chauve, dont les grosses joues tètent goulûment. La nuque courbée, elle murmure une berceuse à l’enfant. Sa voie est grave et rauque.
— Bambi ?
La jeune femme relève la tête. Sur son visage la joie succède à la surprise.
— Thomas ! Mais… Mais qu’est-ce que tu fais ici ? Je… Attends… Laora ? Tu peux venir s’il te plaît ?!
Avant que Thomas ait pu répondre à la question de Bambi (et qu’aurait-il pu dire ?), une belle brune d’une trentaine d’années entre dans la pièce. Bambi lui tend l’enfant, qu’elle prend délicatement au creux de ses bras satinés. Puis, remarquant la présence de Thomas, elle interroge son amie du regard. Bambi sourit ; deux fossettes se creusent sur ses joues, affleurant avec douceur sur sa peau hâlée.
– Laora, je te présente Thomas. Thomas, voici Laora. Une amie, ajoute Bambi avec malice.
Thomas, même s’il n’est pas toujours au courant des affaires de ses (rares) amis, et encore moins de leurs péripéties amoureuses, n’ignore pas les préférences de Bambi. Il se demande depuis combien de temps les deux femmes habitent ensemble dans ce pavillon où la dolce vita semble avoir élu domicile.
– Enchanté, dit Thomas, surpris par l’apparition. Il pensait pouvoir parler seul avec Bambi. L’heure des explications attendra.
De toute façon, Bambi ne semble pas étonnée. La lueur d’interrogation qui brillait dans ses yeux s’est éteinte brusquement, comme si elle savait. Son regard apaisant semble lui épargner la peine de parler. Alors Thomas s’avance, embrasse son amie d’enfance, et se blottit à côté d’elle sur le canapé. Il jette un regard de biais à Laora, alanguie sur le tissu orange. Le gamin gazouille gaiement contre sa poitrine. Thomas détaille ses cheveux sombres, légèrement ondulés, qui lui descendent jusqu’à mi-dos, les nombreux percings qu’elle porte au visage, et le tatouage étonnement discret au creux de son coude.
— Cela fait longtemps que je t’attends, Tom, prononce enfin Bambi. Pourquoi maintenant ?
— Il y a du nouveau, souffle-t-il, sans en dire davantage.
Le silence s’épaissit, retenu par les amples tentures qui tapissent les murs.
— Peu importe. Tu restes ici aussi longtemps que tu veux, bien sûr, ajoute Bambi.
Son sourire est chaleureux, naturel. Si Thomas y réfléchissait davantage, il trouverait cette situation complètement surréaliste. Heureusement pour lui, le voyage l’a laissé quelque peu amorphe et à côté de ses pompes, ce qui a l’avantage de le rendre tout à fait incapable de penser de façon cohérente. Laora le fixe de ses grands yeux verts, un peu bridés, à la brillance striée par les battements des cils. Thomas ne peut s’empêcher de remarquer la grâce des courbes de son visage, si pures dans la lumière blanche que découpent les carreaux, ondulantes comme des danses mystiques dans la moiteur du jour… Harassé par la fatigue, il ferme les yeux ; les rires pétillants du bébé, à côté, forment les notes esseulées d’une berceuse qu’on ne lui a plus chantée depuis longtemps. Berceuse italienne.

Le déjeuner fut très agréable. Thomas découvrit les talents de cuisinière de Bambi. On but un vin léger, dont le liquide rougeoyait sur le bord des verres, trempé par les rayons du soleil tombant sur la terrasse. Bambi parla de son boulot – elle était journaliste dans un magazine écologique et faisait un reportage sur le parc national Monti Lattari, non loin de Santa Cristina. Laora ne dit grand-chose, mais sa voix, aussi chantante et sucrée que celle de Bambi était écorchée et tranchante, charma Thomas. Les deux femmes ne parlèrent pas de leur vie commune, mais les gestes tendres qu’elles laissaient échapper – une main sur un genou, une épaule que l’on frôle – ne laissaient aucun doute. Thomas se demanda comment des vies aussi différentes que la leur et la sienne pouvaient coexister à la surface du même petit globe bleu. Il n’envisageait pas qu’une telle sérénité, qu’un tel bonheur puissent un jour être les siens.
On n’évoqua pas les souvenirs d’enfance et le bon vieux temps, sans doute parce qu’alors on aurait dû s’en remémorer la fin, cette rupture sanglante sur le seuil du passé. Mais Thomas retrouva malgré lui l’insouciance d’avant, dans l’air empli des bavardages des grillons, dans les giclées de syllabes bruyantes, roulées, irrésistiblement italiennes, surgies des fenêtres, dans les dos courbés des maisons semées sur la colline. Il avait vécu là jusqu’à ses douze ans, ses parents ayant quitté la France pour l’Italie – Par idéal ? Par passion ? Par folie ? Il avait grandi ici, partagé des amitiés naïves avec les gamins du village, surtout avec Bambi et Karl, eux aussi des expatriés prénataux. Deux ans après l’assassinat de Karl, Thomas et ses parents étaient partis. Ç’avait été plus une fuite qu’un retrait.
Bambi avait à faire, l’après-midi. Giuliano, c’était le nom de l’enfant, faisait la sieste auprès de sa nourrice, à l’étage supérieur. Thomas ne savait que faire. Dans la langueur de ces heures lourdes que connaissent tous les pays méditerranéens, il ne comprenait plus l’angoisse, la peur, la haine, qui l’avaient conduit sur les rails d’une enquête improbable. La clarté l’éblouissait. Il clignait des yeux trop vite, chassant les papillons de lumière voletant devant ses paupières. Le jardin respirait par à-coups, au bord de l’endormissement.
Thomas sursauta lorsqu’une main se posa sur son épaule.
– Tu veux qu’on aille se balader, ou tu préfères rester là ?
Laora était penchée sur lui, assombrie sur le fond pâle du ciel. Elle ajouta :
– Je propose juste… Bambi en a pour l’après-midi entière, alors…
– Euh, non, c’est pas… Enfin, oui, d’accord, bonne idée.
Thomas se leva précautionneusement, luttant contre l’engourdissement dont il sentait pris la plupart de ses membres. Laora le précéda, avançant d’une démarche fluide, rythmée par les déhanchés des feuillages sur le son de la brise. Ils sortirent par le portillon ouvert, au fond du jardin. La campagne était blanchie par le soleil, teintée d’un vert tendre, et parsemée de bicoques aux tuiles rouges. Vêtue des couleurs de l’Italie.

mardi 10 février 2009

Grangé, Le vol des cigognes

Jean-Christophe Grangé n’a plus à faire sa réputation. Si, en lui-même, le nom de l’écrivain n’éveille pas toujours d’écho auprès de nos chers normaliens – et je parle d’expérience – pourtant des titres comme Les Rivières pourpres, Le Concile de Pierre ou L’Empire des Loups ne laissent jamais indifférent. Certes, cela tient peut-être aux adaptations cinématographiques de ces œuvres, films français à grand public, portés par les visages familiers de Jean Reno, Vincent Cassel ou Monica Bellucci. Pourtant, ce succès en salles ne dit pas tout, car c’est avant tout dans les livres que le style et l’univers de Grangé se révèlent. Seule la lecture, exclusive et obsessionnelle comme savent la rendre les thrillers et les romans policiers, peut faire naître cette fascination mêlée d’horreur, ce dégoût mêlé de frénésie que connaissent bien ceux qui, ayant un soir entamé « un Grangé », harassés par des lectures plus… « universitaires », n’ont pu se détacher des péripéties glauques et sanglantes que l’auteur, en virtuose, déroulait devant leurs yeux.

Publié en 1994, Le vol des cigognes est le premier roman de Jean-Christophe Grangé et inaugure de façon grandiose l’ensemble de l’œuvre à venir. Le narrateur, Louis Antioche, représente ce que nous pourrions bien voir dans la glace dans quelques années : un doctorant venant d’achever sa thèse et qui, après s’être enfermé dans le monde aseptisé des idées et des bibliothèques, ne rêve que de redécouvrir un réel non dégrossi auquel se frotter, voire se heurter. Il est contacté par Max Böhm, ornithologue passionné par les cigognes, qui le charge de suivre la migration de ses chers oiseaux, bagués et chouchoutés, jusqu’au terme de leur parcours – l’Afrique – pour découvrir pourquoi nombre d’entre eux ne sont pas rentrés de la terre noire à la saison précédente.

Dès les premières pages, l’engrenage s’enclenche. Certes, la mort de Böhm, ironique s’il en est – son cadavre est retrouvé gisant dans un nid de cigognes et déjà bien entamé par les volatiles – semble clore dès le début la possibilité d’un développement ultérieur : le décès est naturel, crise cardiaque. Pas de crime, pas d’enquête. Seul inquiète peut-être un peu ce cœur transplanté, dans la poitrine de l’ornithologue, et qui, apparemment, n’aurait rien à faire là. Mais Antioche, personnage typiquement grangéien et dont le passé est lourd de traumatismes, en décide autrement. Oui, le crime est son affaire, et cet acharnement à poursuivre la mission qu’il s’était vu assigner va l’amener à un véritable voyage, lutte pour la vérité et combat à mort.

En effet, la fantastique maîtrise de Grangé mêle trois trames différentes, dont les thèmes s’interpénètrent pour former une symphonie dont on a le sentiment, dès le départ, qu’elle ne peut s’achever que dans une apothéose de cauchemar. Le premier fil de l’histoire est, à proprement parler, ce « vol des cigognes » qui surplombe, depuis le titre, le roman tout entier. Notre enquêteur amateur entreprend de suivre, à travers les terres d’Europe de l’Est, du Moyen-Orient, puis d’Afrique, la migration de ces oiseaux, et déjà il semble en route pour une seule destination : l’enfer. On est bien loin des romans policiers et policés anglais, du détective en chambre à la Poe, et des whodunit classiques à la Doyle ou à la Christie. Dans Le vol des cigognes, l’auteur nous entraîne vers d’autres terres, pauvres ou en guerre, mais toujours blessées, dont la nature est brutale, fière et orgueilleuse. Mais de quel crime s’agit-il réellement dans cette histoire ? D’une simple disparition de cigognes ? Et ce « vol » dont il question, ne pourrait-on le comprendre autrement ? Que cache la passion du vieux Böhm pour ses animaux ? Car tout le monde sait qu’on ne tue pas pour une paire d’ailes en noir et blanc…

Une deuxième trame, qui manie le gore avec adresse, tend rapidement à nous détourner de conclusions un peu trop gentillettes. Car le crime initial, c'est-à-dire l’élément énigmatique dans lequel l’enquête trouve sa raison d’être, réside peut-être plutôt dans le mystère qui obscurcit la vie (désormais achevée) du défunt Böhm. Et s’il y a un cœur de trop, il y a aussi des cœurs qui manquent, comme ceux dont on a dépouillé les cadavres mutilés qu’Antioche rencontre sur sa route. Ce vide, dans le thorax des victimes torturées avec une bestialité sans nom, et dont la mort n’intéresse personne, c’est l’image de la terrible vérité qui échappe encore à Antioche, et que celui-ci est prêt à arracher à n’importe quel prix.

Mais surtout, au bout de la lecture, au bout de cette course-poursuite en terre étrangère et de cette série morbide de corps, se trouvent deux réalités inextricablement liées. D’une part – et même si l’heure du règlement de compte sonne en Inde, dans les taudis de Calcutta – l’Afrique : continent sans limites, terre rebelle sans aucun doute, où tout, même le plus invraisemblable, même les raffinements les plus aboutis de l’horreur, peut arriver. D’autre part, Antioche, son passé, son identité. Car notre héros est loin d’être un gentil naïf ignorant de la loi de la jungle. Bien au contraire, nous sommes étonnés de la rapidité avec laquelle il s’adapte à sa nouvelle condition d’enquêteur, puis de combattant. Le simple désir de renouer avec la concrétude des choses est un mobile insuffisant. Si Antioche n’en a pas conscience, nous savons, nous lecteurs, que ce n’est pas une simple curiosité qui le pousse à se lancer ventre à terre dans les traces du macabre. Non, ce qui le presse, c’est son passé perdu, les six premières années de sa vie qui ont disparu de sa mémoire après la mort de sa famille, en Afrique, dans un incendie dont il garde à jamais la trace : deux mains brûlées, cousues de cicatrices, et insensibles. Est-ce un hasard si ses recherches le mènent en Centrafrique sur les lieux du massacre de son enfance ?

Grangé sait parfaitement jouer de ces différentes trames. Sous sa plume au style tranché, sans compromis, tout culmine en un point unique : la terre d’Afrique, la terre du passé, la terre du premier crime. Et l’on peut être sûr que le pire est à venir. C’est sans doute pour ça qu’on aime.

vendredi 6 février 2009

Thomas Lermand, 4. "Et les yeux bleus ont disparu."

Des notes rieuses s’échappent d’un clavier et, chatouillant les plis des rideaux, tombent en cascades insouciantes qui éclaboussent, en bas, Thomas et son sourire tardif. Sourire que, d’ailleurs, il est rare de lui voir porter. Ses yeux sombres, bordés de cils las, balaient sans les voir les lignes du trottoir et les perspectives chancelantes du paysage urbain, véritable scène de crépuscule, beau lundi soir de décembre… Les gouttes de pluie, mêlées de neige, strient les vitres des autobus dont les ventres de ferraille sont gonflés de visages absents. Thomas avance en lentes enjambées, bien régulières. Il profite de la sérénité de cette journée qui s’apprête à disparaître, se repaît du souvenir d’un jeu d’enfant et d’un jeu d’adulte, au point d’ôter aux échos de ces bonheurs toute réalité. Mais, alors que les visages d’Anthéra et de Ben s’effacent peu à peu, il reste un petit rien qui oscille en hauteur et qui, presque innocemment, vient couronner en halo brillant le visage sérieux de Thomas. C’est probablement cet au-revoir sans déchirures, cet adieu simple et sincère dans l’encadrement de la porte. C’est sans doute ce baiser qu’ils partagèrent, sur le seuil, avec les courants d’airs et les grincements de l’ascenseur. C’est sûrement cette étreinte qui leur coupa le souffle et leur insuffla la force de continuer, pour se revoir.

— Quand reviens-tu, Thomas ?
— Bientôt… Quand Ben se sera entiché d’un nouveau déguisement.
— Ce sera sûrement pire la prochaine fois. J’ai peur qu’il ne nous oblige à nous barricader dans la salle de bain et à nous battre avec des gousses d’ail !
— Mais ce sera un plaisir de lutter avec toi contre les vampires.

— Quand reviens-tu, Tom ?
— Bientôt, Théra. Bientôt.

Thomas tourne à l’angle d’une rue peu fréquentée. Il lève ses paumes vers le ciel et sent le picotement désagréable que font les flocons, en tombant, avant d’être happés par la tiédeur des chairs. Il rentrera à pied : il ne pourrait supporter de mêler son corps aux désordres du métro. La neige, ravie de cette préférence, redouble de vigueur pour protéger la retraite de notre héros au cœur des rues parisiennes. Son blouson noir se tisse de blanc. Son ombre devient trop claire pour qu’on la distingue sur le gris du trottoir.

Un troquet d’un autre siècle trône fièrement à une intersection. Quelques fumeurs, sous l’auvent, tirent compulsivement sur leurs cigarettes, vite, plus vite, pour se gorger d’une chaleur illusoire. La sonnerie d’un téléphone gémit plaintivement. Thomas regarde son vieux Samsung : appel entrant. Ambre Joniathe, une amie d’enfance. Bambi pour les intimes. Thomas hésite à répondre. Certes, Bambi est l’une des rares personnes avec lesquelles il apprécie de parler, mais sa voix rauque et le timbre guttural qui écorche les mots lui rappellent des souvenirs douloureux.
— Vous prendrez quoi ?
Thomas est entré et s’est assis à une table à peine sale. Le serveur, peu amène, ne cache pas son impatience face à la confusion où, visiblement, s’empêtre Thomas. Ce dernier, oscillant sur le seuil de la décision sans jamais le franchir, garde les yeux fixés sur le portable qui continue de sonner et de clignoter faiblement.
— Ouais, c’est ça, je reviens…
Le ventre à bière et l’odeur de café froid s’éloignent. Thomas respire, ouvre le clapet du téléphone. Des « Allô » résonnent à vide, on les entend à peine. Presque malgré lui, Thomas place l’objet près de son oreille.
— Allô, Thomas ? Aaallllllôôôôôô ?!!
— Euh, Bambi… Salut.
— Tu foutais quoi ? Enfin, Thomas dans la Lune, c’est pas pour rien qu’on t’appelait comme ça, hein ? J’suis contente de t’entendre.
— Moi aussi, Bambi.
C’est faux, bien sûr. Ce qu’il aime bien, chez elle, c’est sa personnalité excentrique, ses longs cheveux roux dont les pointes, noires, semblent avoir traîné par mégarde dans un pot de peinture resté ouvert. Il aime aussi les fossettes que dessinent sur ses joues des sourires toujours trop généreux. Mais il déteste sa voix. Pas en elle-même, bien sûr. Bambi a toujours eu la voix rauque, et avant ça ne le gênait pas. Non, s’il ne supporte plus sa voix, c’est à cause de…
— Alors, t’en penses quoi ? crachote Bambi dans l’écouteur.
— Alors, le Monsieur, qu’est-ce qu’il prendra ?
Le gros serveur ne lâche pas le morceau. Sa figure large, luisante de sueur, se penche, un sourire impertinent aux lèvres. Thomas réprime un haut-le-cœur ; l’ombre qui lui cache la lumière est trop proche, trop présente, écrasante… D’un signe de la main et d’un murmure expiré avec difficulté, Thomas indique qu’il prendra un café. Le serveur s’éloigne, emportant avec lui son corps bedonnant et l’impression d’étouffement qui submergeait Thomas.
— Bambi, excuse-moi, tu disais ?
Mais Thomas n’écoute pas. Il ne peut concentrer son attention sur cette voix qui lui arrache des souvenirs. Alors, tandis que les bruits incohérents qui sortent de l’appareil continuent, faiblement, à le raccrocher au temps présent, Thomas se laisse porter par des images anciennes, celles d’un cauchemar qu’il n’a jamais réussi à fuir.

Ils avaient dix ans, tous les trois. Ils avaient la joie de l’enfance brillant au bout des doigts, l’avenir à leur merci, et les rendez-vous nocturnes près de la clôture du parc, quand tout le monde dormait et qu’ils se retrouvaient à la lueur des clairs de lune. Ils avaient dix ans, tous les trois : Karl, Bambi et lui, Tom. Ils emportaient des friandises et des sacs de couchage et, dans le renfoncement que formait le vieux mur du stade avec la haie d’un jardin tout proche, ils échafaudaient des plans de conquête, embrassaient tous les possibles du monde dans des éclats de rire dont les prolongements à demi-étouffés finissaient immanquablement en bagarres affectueuses.
Le trio inséparable s’était réuni ce soir-là comme toutes les semaines. C’était au tour de Karl de poursuivre l’Histoire, d’ajouter un chapitre à leur merveilleux récit qui faisait de Bambi une princesse en détresse, de Karl l’hériter à la Couronne, et de Tom un chevalier solitaire errant sur les routes du royaume. Mais on avait d’abord fait un cache-cache, moins pour s’amuser que pour respecter la tradition de ces rendez-vous secrets. Karl comptait avec application, sa voix claire égrenait les nombres et les sons s’élançaient, sans obstacles, dans l’obscurité des taillis. Bambi et Tom cherchaient une cachette, attentifs à ne pas froisser la toge de silence dont se drapait la nuit. Tom sentait l’excitation monter. Il avait hâte que Karl reprenne le récit. Karl était un conteur-né. Il avait un beau timbre et savait faire chanter ses phrases. Ses mots étaient simples mais porteurs d’une telle conviction qu’ils faisaient advenir des univers inconnus et donnaient vie à des choses qui n’auraient pas dû exister. Lorsque Karl confiait ses histoires aux oreilles charmées de ses deux camarades, lorsque ses yeux d’un bleu trop vif arboraient cette flamme enfiévrée qui était fascinante, lorsque ses boucles blondes se faisaient d’or sombre à la lumière des lampes de poche, alors Tom se sentait basculer de l’autre côté du miroir… Il tendait la main et frôlait, terrifié et émerveillé, sa destinée, sombre mais héroïque, vibrant du chatoiement des rêves qu’on poursuit notre vie entière, et qui toujours nous devancent.
Un, deux, trois, quatre, cinq… Tom s’éloignait, rapide et précautionneux. Il était trop concentré sur son objectif pour remarquer la chair de poule qui lui hérissait la peau. Un instant il lui sembla percevoir un frémissement sur sa gauche, comme si l’obscurité boisée laissait échapper un soupir. Puis plus rien. L’attente, longue… Trop longue ? L’hésitation, l’incertitude qui fait s’ébranler les frontières du jeu, le noir qui prend plaisir à se durcir, pour tout recouvrir.
Et d’un coup, ce hurlement. Rauque, écorché vif, ce cri effroyable qui vous arrache l’âme brutalement et vous transperce sans égards. Cet appel d’outre-tombe qui vous annihile et qui prend toute la place.
Cette voix qui lui arrache des souvenirs et qui continue à jaillir du téléphone…
Cette voix qu’il connaît si bien, et qui, défigurée, jaillit de l’endroit où Karl comptait…
Cette voix qui n’a pas vieilli et qui, toujours, met Thomas aux prises avec son passé.

Tom court. Il court, vite, vite, il saute par-dessus les racines, écarte d’un geste les branches qui lui barrent la route. Et toujours vite, plus vite, sans qu’on le voie, sans que personne ne l’arrête, dans un élan interminable, vite, jusqu’au vieux mur, jusqu’à la masse noire que forment les sacs de couchage entassés, jusqu’à la silhouette rousse de Bambi qui hurle, vite, vite ! Qui hurle et déchire le silence de sa voix mutilée, et fait tout se fracasser… Et tout se casse la gueule, les sourires complices, l’innocence taquine, tout, la forêt sereine, l’ombre rassurante, et les bras de l’heure nocturne où l’on se berçait, tout dégringole et là, là, là ! Là c’est Karl et sa tête blonde, sa tête blonde qui devient rouge. C’est Karl et ses bras tout désarticulés, et ses lèvres bâillonnées, c’est la vie qui s’enfuit du corps de Karl par les entailles sanglantes, par ces larges bouches humides qui vomissent du sang, encore, encore…
Là palpite le cauchemar, encore tout frais, encore rieur, et les orbites vides sont sombres, et les yeux bleus ont disparu. Ne reste sur le tronc de l’arbre qu’un cercle rouge, de taille moyenne, au travers duquel passe une cicatrice rouge…

On n’avait jamais su ce qui c’était passé. Des mois durant, les interrogatoires, les uniformes bleus sombres et les questions, sans fin, jamais elles ne s’arrêtaient, et Thomas ne savait plus, il voulait oublier, il voulait oublier le signe sanglant sur le tronc, et les yeux bleus qui avaient disparu… On n’avait jamais su. Parce que l’épilogue était à venir.

— Voilà, café.
A-t-il raccroché ? Thomas, revenant à lui, aperçoit de nouveau le blanc manteau que revêt la ville. Le téléphone est éteint, sur la table. La voix s’est tue. Oh, comme il voudrait qu’elle puisse vraiment se taire ! Mais non, impossible, c’est un cri d’horreur qui bat dans le cœur de Thomas, boum, boum. Ca ne s’arrêtera pas.
Thomas porte le breuvage chaud à ses lèvres. La fenêtre se couvre de buée, il y passe la main et déblaie la vue. Sur le mur d’en face, quelque chose tache la neige. L’imprégnation court sur une bonne partie de la façade. Thomas fronce les sourcils, et regarde plus attentivement, depuis la table derrière la vitre. De loin, on dirait le symbole de la RATP, quelque chose de vaguement concentrique, traversé par une ligne zigzagante. Mais c’est rouge. La couleur dégouline un peu, c’est un travail bâclé. Thomas tente de détourner les yeux, mais il n’y parvient pas. Il lui semble que la forme, de l’autre côté de la rue, rougit davantage, à mesure qu’il la regarde. Et puis il comprend.
Un cercle rouge, de taille moyenne, au travers duquel passe une cicatrice. Un cercle rouge sur la peau pâle de Paris. Et les yeux bleus ont disparu…
Thomas se lève d’un bond et sort. Il est avalé par le vent glacé.

— Quand reviens-tu, Tom ?
— Bientôt, Théra. Bientôt.

dimanche 25 janvier 2009

Hugo. "On peut rêver quelque chose de plus terrible qu’un enfer où l’on souffre, c’est un enfer où l’on s’ennuierait."

Jérémy s'ennuyait. Cette constatation si simple et si terrible emplissait ce qui lui restait de conscience, habitait ses pensées à la dérive au point d'en déterminer les méandres inéluctables. Il était assis sur le vieux canapé, dans le salon, son corps un peu gras affalé sur le tissu aux fleurs fanées. Dehors, l'orage couvait, quelques grondements sourds, comme des râles retenus, grattaient derrière les volets. On était en fin d'après-midi, où les heures sont bâtardes, filles du jour et de la nuit, et où la lumière se meurt en grisaille. La petite vitre au-dessus de la porte d'entrée laissait encore passer les derniers sursauts du soleil prêt à plonger sous les hauts toits de Paris.

Il était assis. Entre « assis » et « allongé », dans cet intermédiaire médiocre et dégoûtant où le corps humain prend des allures de larve ou de pâte dentifrice, comme si toute l'ossature du squelette avait fondu dans les chairs. Jérémy croisa son propre reflet dans la glace près du vestibule. De loin, son cou semblait avoir disparu, et sa tête reposer directement sur ses épaules rondes. De même, son ventre reposait sur ses genoux, et l'intervalle du bassin et des cuisses avait été gommé de l'image par un peintre farceur. Le jeune homme se redressa. Vaine tentative pour imprimer un sens à ce repos sans but qu'il ne pouvait quitter ; comme si, assis dignement sur son divan plutôt qu'affalé, Jérémy redevenait un homme, un vrai, un animal raisonnable, doué de pensée et de raison, comme si alors il devenait impossible qu'il ne sache pas du tout pourquoi il restait assis là.

Il y avait bien dû y avoir une raison, un motif, une trace d'explication qui pourrait rendre compte, moins pour la postérité que pour lui-même, de ce qu'il faisait là, dans le salon, sans rien faire, rien espérer, rien attendre. Sa mère avait téléphoné, il avait laissé le haut-parleur crachoter ses mots emmêlés et trop rapides. Il lui semblait qu'il avait pris un verre dans le placard et une bouteille dans le frigo et que, les réunissant comme le couple immuable qu'ils formaient, il s'était désaltéré. Il ne se rappelait plus avoir raccroché le combiné, comme il n'aurait plus trop su répéter ce que lui avait dit sa mère, chose qui d'ailleurs n'était pas anormale.

Comment diable avait-il donc pu se retrouver sur ce canapé? La voisine du haut s'était mise au piano; Jérémy avait mis Nightwish en fond musical. Peut-être qu'alors il s'était posé là, sans réfléchir.
Il gratta de l'index une tache qui défigurait le tissu râpé. Il lui devenait pesant de se poser sans cesse de telles questions sans queue ni tête. Cela lui arrivait de plus en plus souvent. En marchant, dans la rue, il se demandait pourquoi les gens arboraient si fièrement telle ou telle coupe de cheveux qui, c’était flagrant, leur allait si mal; il cherchait à deviner les mécanismes inconscients qui poussaient le conducteur à choisir cette place plutôt qu'une autre pour garer sa voiture remplie de marmaille; il lui était parfois essentiel de déterminer quelle profession Untel pouvait exercer, quelle histoire de cœur s'était mal terminée pour que la concierge du numéro 30 pleure à chaudes larmes dans son vieux mouchoir de dentelle rose... Pourtant, ce matin, il n'avait pas cru bon de se demander pourquoi Nathalie avait l'air triste et déterminée, étrange cocktail d'attitudes qui différait tant de son habituelle excentricité bon enfant. Il n'avait pas prévu qu'elle allait le larguer, il n'avait même pas pensé à le prévoir. Il n'avait même pas pris le temps de penser qu'il pourrait penser à le prévoir. Enfin... Il pouvait conclure cette histoire par ces mots: au final, elle l'avait toujours surpris. Et de nos jours, la capacité à surprendre autrui n'est pas négligeable, surtout quand on mesure combien l'uniformité et le mimétisme sont devenus pour tant d'entre nous de véritables règles de conduites. On les suit à la lettre, s'endormant de cet anesthésiant qui pompe nos cellules grises encore miraculeusement en activité dans nos cortex modernisés.

Jérémy pensait qu'il aurait du se sentir attristé, peut-être même désespéré. Il aurait dû se tenir crispé sur son portable, à souhaiter qu'un numéro bien particulier en fasse retentir la sonnerie. Mais il n'éprouvait rien. Et rien, ce n'est pas, comme beaucoup d'auteurs ont eu le tort de le faire croire, un grand vide. Un grand vide, quand on y pense, c'est déjà quelque chose. Se sentir vidé, comme on dit couramment, c'est être creusé par la fatigue, le désespoir et l'usure de la vie; c'est reconnaître que le monde imprime sa forme sur notre corps même. On devient arc, ellipse, trou noir, chaos informe implosant d'inaudibles incendies qui nous consument. On sent qu'il manque quelque chose qui devrait être là, que ce soit joie de vivre ou soif de jouir.
Jérémy savait ce qui prenait aux tripes dans ces cas-là. A tant de gens, il avait répondu que tout allait bien, qu'il les remerciait d'être venu et appréciait leur compassion... Au fond de lui-même il aurait voulu pouvoir crier à ces crânes chauves en costumes de deuil, à ces épouses aimantes et dignes en chemisiers de soie, qu'il ne sentait rien, qu'il s'effaçait du monde, sans le vouloir et sans s'y opposer.
Tout était devenu futile après la mort de Lucie. Rien n'avait plus d'importance, tout valait également. Pas un mot dans une phrase qui méritât qu'il y attache plus d'attention qu'à un autre. Pas un pas dans la rue qui fût plus déterminant qu'un autre; celui qui le portait vers le portemanteau avait le même impact dans le cheminement de sa vie que l'enjambée du trottoir devant la boutique des pompes funèbres. Le même, c'est-à-dire aucun.

Voilà ce que signifiait ne plus rien sentir, devenir aussi informe que le quotidien des pavés gris de Paris, aussi lisse et impalpable que le ciel de plomb qui couronne les immeubles. Mais là, c'était différent. Il était simplement assis sur ce putain de canapé, à ne savoir que faire parce qu'il n'avait pas la volonté de finir un geste, pas la force d'achever l'une ou l'autre de ces deux options: se lever, ou rester là. A dire vrai, il restait là, oui, mais il le faisait sans vraiment le décider, comme s'il se trouvait dans un temps de latence, en attente de quelque chose de décisif. Oui, il lui manquait le point d'ancrage que constitue le mot de la fin, lorsqu'on fait ce que l'on dit...

Jérémy remuait tout cela dans sa tête, s'apprêtant sans en avoir conscience à faire un inventaire de la situation. Il avait décidé qu'il s'ennuyait: la preuve en était peut-être qu'il restait assis sur son canapé sans savoir pourquoi il l'avait d'abord fait, ni pourquoi il continuait à y demeurer, ni ce qui pourrait par la suite le déterminer à quitter cette place. Donc, ça, c'était l'ennui. Mais c'était différent de l'effacement du monde qui avait failli le prendre une fois. L'ennui était plus médiocre, plus bas. Rien à voir avec un mouvement pur et simple d'absence, celui du deuil ou de la prière, celui qui vous élève vers un au-delà, le passé et ses souvenirs... Jérémy se souvenait qu'Hugo avait dit, à ce propos, qu'il y aurait pire qu'un enfer où l'on souffrirait: ce serait un enfer où l'on s'ennuierait.
Jérémy appuyait-il ces propos?

Tout ce dont il se rendait compte pour l'instant, c’était que ces brouillons de réflexion lui donnaient mal au crâne. Il lui semblait être pris dans des vagues innombrables qui l'auraient balayé tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, si bien qu'il aurait fini par rester à la même place, tout le temps, mais sans être véritablement immobile, et sans pouvoir se dégager de l'emprise de cette étrange marée. Pas de barque, d'équipage, pas de timonier ni de capitaine; simplement son corps amorphe, à même l'eau tiède, ramolli et vacillant. Une immersion désagréable, trop agitée pour le repos, et trop calme pour être sublime comme les vraies tempêtes.

Il fut un temps, Jérémy aimait peindre, et écrire aussi. D'ailleurs, il aime toujours, c'est simplement qu'il ne prend plus le temps. Un jour, il avait ébauché sur une toile l'esquisse d'une marine, et la rencontre mortelle du récif et de l'esquif, le baiser glacial de l'eau sur deux corps sombres et sombrant. Il n'avait pas fini la toile, mais l'avait laissée dans le débarras, derrière la cuisine, sous une bâche blanche qu'il soulevait quelque fois pour admirer le chef d'œuvre en puissance, et dont il savait, sans vouloir se l'avouer, qu'il ne viendrait jamais à l'être. Une création mort-née. C'était peut-être un gâchis... Mais lui-même n'en était pas certain, personne ne pouvait l'être. Pouvait-on blâmer Monnet pour tous les tableaux qu'il n'avait pas peints? Mozart pour toutes les symphonies qu'il n'avait pas écrites? Jérémy pensait qu'il lui restait ce suprême droit de l'artiste, celui d'avoir toute maîtrise sur ses œuvres. C'était futile, bien sûr. Mais il s'en repaissait, comme d'une consolation. Cela expliquait certainement pourquoi il avait beaucoup commencé, rarement achevé.

Ses jambes commençaient à être engourdies. Il remua à peine, et les croisa. La droite sur la gauche. Il avait dans sa ligne de vision la fenêtre simple battue par la pluie. Il n'apercevait pas les éclairs car il faisait encore trop clair, mais il entendait distinctement les murmures rauques du tonnerre qui bourdonnaient au loin.
Et puis, par-dessus ce brouhaha lointain, un son d’une clarté irréelle, cristalline, vint superposer sa note vibrante à la réalité fatiguée. Quelqu’un avait sonné. Jérémy ne s’en rendit pas compte. Il était aux prises avec le cyclone de ses divagations, incapable d’en sortir ni d’en atteindre l’œil. Plusieurs minutes s’écoulèrent, à peine marquées du tic-tac de l’horloge. Jérémy sortit de sa torpeur, ou plutôt, il sortit la tête un instant de la masse dense et profonde dans laquelle il était engoncé, comme pour reprendre sa respiration. Et alors seulement le tintement de la sonnette parut lui parvenir, comme si le son avait dû parcourir des distances infinies pour arriver du vestibule jusqu’à ses tympans.

Et, oh fut-ce un miracle ?, Jérémy se leva, marcha calmement vers la porte, qu’il ouvrit. Il n’y avait plus personne derrière. En haut de l’escalier, une paire de chaussures, brunes, grande taille, bien cirées, demeurait sagement, sans propriétaire.
Et malgré cette absurdité, le temps continua son cycle éternel, et Jérémy…

Jérémy s’ennuyait. Il était assis sur le vieux canapé, dans le salon, et triturait d’un air absent les boulettes de pensées qu’il trimbalait dans sa tête pesante. Il lui sembla un instant qu’il s’était passé quelque chose depuis qu’il demeurait ici, assis. Un vague frémissement, le son d’un clairon dans l’air, et le bruit des gonds d’une porte qui tourne sur elle-même.
Mais cela n’était déjà plus qu’un rêve dont les bords effilochés disparaissaient au seuil de l’oubli.

mercredi 21 janvier 2009

L'oracle de ma vie

Chapitre XXIV

Il y a le livre, là, devant moi. Je le connais par cœur, j’ai poli et poli de mes mains sa couverture de cuir rouge, à tel point que parfois c’est ma peau que je sens sous sa peau à lui, sous sa carapace rigide et nue. Par endroit, des accrocs se sont faits visibles, comme si des dizaines de petites dents, aiguisées, avaient mordu dans la matière même du livre, dans l’épaisseur de sa tranche, dans le rembourrage des coins qui le rend grossier, destiné à un vulgaire usage.
Car quoi de plus vulgaire que de tenir le compte des jours que nous avons vécus, et de ceux qu’il nous reste à vivre ? Chacun d’entre nous le fait, même s’il s’en défend parfois. Nous sommes souvent taxés de narcissisme, nous les inquiets du devenir, nous qui ne pouvons nous empêcher de nous dédoubler pour mieux nous voir. Mais si l’on nous considère ainsi, c’est parce que l’on sait trop bien que ce que nous faisons peut être dangereux. Ce que nous croyons contrôler finit toujours s’emparer de nous.
Il y a le livre, là, devant moi. Il est ouvert à la dernière page et la bougie dont la flamme dort sans bruit, à ma droite, y jette un halo feignant qui le tache de jaune. Il n’y a que moi qui ne parvienne pas à dormir. Sans doute parce que, bien que j’ai crispé mes doigts sur la plume et que j’ai serré, serré mes lignes, mes intervalles, pour qu’ils prennent moins de place, je suis arrivé tout au bout. Certes, chacune de nos entreprises a une fin, et nous la posons souvent nous-mêmes, avec soulagement, pour nous débarrasser quand nous devenons las de nos amusements d’un temps. Mais cette fois l’issue me sera dictée, et je l’accepterai sans tergiverser. J’y ai cru trop longtemps, je me suis prêtée au jeu avec trop de ferveur pour accepter qu’on me dépossède ainsi de ce que j’ai créé, de ce livre et de ce qu’il contient, toute ma vie,
ce que je fus, ce que je suis, et ce que je serai.
Dehors la nuit est semblable à toute obscurité de printemps, légère et insouciante. Il me reste la place de conclure mon histoire, et pas davantage. Mes doigts tachés d’encre hésitent encore, je ne sais pas pourquoi. Il n’en peut être autrement, comprenez bien, il ne reste plus qu’une page. Une page pour mettre un terme à tout ce que j’ai toujours laissé en suspens, une page pour tout laisser brusquement retomber à terre. Une page pour une fin heureuse ou le coup de poignard d’une tragédie, sombre et fatal, déchirant la soie du pourpoint d’un trait élégant et souple. C’est à moi de choisir ce qu’il en sera ; ou plutôt, c’est à moi de faire mien ce qu’on m’impose déjà, ce que je vais m’imposer, là, maintenant, comme toutes ces choses que par le passé je me suis imposé de vivre, sans penser réellement à ce que je disais, à ce que j’écrivais.
Devant moi, donc, il y a le livre. Il y a la plume qui m’a toujours servi, et les taches sans forme et sans volume des objets autour de moi, qui n’ont pas d’importance car je ne les verrai plus longtemps. Je relis les dernières lignes que j’ai écrites, cela me semble des années et pourtant l’encre en est encore fraîche. Je fais durer mes dernières minutes.

Mercredi 21 janvier :
J’aurai une fin digne de mon œuvre. Puisque j’ai la certitude de pouvoir décider de mon devenir, je veux qu’il soit brillant, qu’il traverse la voute sans profondeur des cieux humains pour venir y loger un astre plus pur, plus intraitable que tous les autres, mon étoile, celle à laquelle je ne renoncerai jamais
.

J’ai acquis et j’ai perdu plus que je ne l’aurais jamais cru, en quelques mois, j’ai compris bien des choses. Et alors que je m’apprête à clore le chapitre de cette vie que j’aurai toujours devancée, alors que j’hésite, juste un instant, à refermer le livre, pourtant une sourde obstination me pousse encore. Il faut bien que la fin soit à l’image des débuts, pleins d’espoir et d’enthousiasme.
Il y a le livre devant moi. Et mes mots qui viennent en rejoindre d’autres pour tracer en pointillés la fin de mon existence. Elle fut belle, il n’y a pas de doute. Et puisque tout ce que j’écris n’est rien d’autre qu’une réalité future qui viendra immanquablement à se réaliser, je décide que ma mort le sera aussi, belle.

Deb a téléphoné. Je n’ai pas décroché, parce que j’étais occupée à régler mes comptes avec moi-même, avec le livre.

Le téléphone sonne. C’est Deb. Elle ne laisse pas de message sur le répondeur, mais c’est elle. Ce fut rapide. A mesure que mes prédictions se rapprochent de la grande question dont nous sommes tous habités, qu’y a-t-il après ?, elles se sont font plus brutales, et leur réalisation devient plus brusque. La réalité, confuse d’être ainsi à ma merci, déroutée de se voir dicter sa route par l’apprentie écrivain que je suis, se venge en hâtant les choses.

… parce que j’étais occupée à régler mes comptes avec moi-même, avec le livre. C’est tout un, la même chose. Devant moi il y a le livre, et juste à côté, le poignard repose sagement, sa lame d’onyx ne porte pas le reflet de la bougie qui dort, à ma droite. Je saisis le manche glacé. Mes doigts l’enserrent fermement, assurent leur prise. Je regarde l’instrument de ma mort avec un sourire de sagesse aux lèvres, avec bienveillance presque. Je l’ai choisi, après tout. Il m’est un fidèle compagnon, celui qui, le dernier, assistera mon ultime soupir.
Je plonge la lame, profondément, d’un geste ample, sans accélérer, sans ralentir non plus. L’entaille est large, elle barre ma poitrine d’une blessure sombre. L’humidité du sang imbibe ma chemise grise. C’est chaud. Je n’aurais pas pensé que ce soit si
chaud.
Il est venu, le temps de dire Adieu. Il me semble l’avoir déjà écrit cent fois, mais j’aime faire les choses dans les formes. Ce sera mon dernier caprice d’auteur, laisser une œuvre achevée, recherchée jusqu’aux frontières des territoires mortels.


Ca y est, je l’ai écrit. Mes doigts se saisissent brusquement du poignard. Je le veux, bien sûr, c’est moi qui l’ai décidé. Mais même si je décidais, brusquement, sans raison, d’oublier ce que j’ai appris ces derniers mois, que la volonté du livre est inévitable, je ne pourrais rien faire. Il m’est impossible d’échapper à la lame qui fend l’air comme il m’est impossible de ne pas voir l’entaille large qui barre ma poitrine d’une blessure sombre, de ne pas sentir l’humidité du sang qui imbibe ma chemise grise.
Cette humidité si chaude.

lundi 19 janvier 2009

Chroniques ulmiennes, 3. ETIENNE: "Tout comme lui, il avait le sentiment que leur relation était née de l'Inévitable."

"Invisible sauf pour ceux qui savent déjà où la chercher"? Mon cul, ouais! J'me suis baladé comme un con devant le NIR, à écarter les doigts dans tous les sens pour la dénicher, cette foutue porte. Sans rire, j'ai l'impression d'avoir la main palmée maintenant, tellement j'me suis démené!
Laurent et sa véhémence, qui fait sourire, parce qu'au fond on sait tous que ce n'est pas un mauvais bougre.
Salut, Laurent. La nuit a été bonne à ce que je vois?
Etienne ne lève pas les yeux du parchemin sur lequel il laisse aller ses ongles propres et ses phalanges délicates, qui, dans leur mouvement incessant, semblent lire à toute vitesse les signes tracés à l'encre noire se chevauchant sous les tâches et les déchirures des siècles. Il ne lève pas la tête, mais un mince sourire tend ses lèvres fines, suscité par une complicité qui n'a plus rien à craindre. Cela fait dix ans qu'ils ne se quittent plus, Laurent et lui; alors, non, vraiment, il n'y a plus à hésiter. La place d'ordinaire réservée aux embarras et aux maladresses a été définitivement comblée par une amitié volage, rieuse et insaisissable.
Putain mais t'écoutes un peu ce que je dis? Tu...
Laurent réprime une exclamation pourtant bien partie, et se prend en pleine gueule le regard vert sombre d'Etienne, sa figure brune et pas rasée, et son début de sourire qui se meut rapidement en fou rire.
Mais arrête de te foutre de...
Assaillis de bredouillements inintelligibles, les deux gamins de trente ans se laissent aller à rire en oubliant la syntaxe; ils se bidonnent, appuyés sur l'imposante table en bois massif qui sent la bière et la cigarette. Laurent donne une grande tape dans le dos d'Etienne, comme s'il pouvait par ce geste arbitraire chasser les hoquets et les rires qui parcourent le corps mince et musclé de son ami. C'est peine perdue, d'ailleurs Laurent n'a que trop besoin, maintenant, de ses deux mains pour se tenir les côtes...

Un peu plus tôt dans la matinée.
Etienne! Tu dois passer à la bibli, non? Tu viens avec moi?
Non, je peux pas, je dois passer prendre des trucs dans mon casier...
Typhaine soupire. Elle devrait se faire une raison, se résoudre à reconnaître l'inévitable inefficacité de son enthousiasme, mais elle ne peut réfréner ses envies perpétuelles de proposer des trucs aux gens. Malheureusement, ledit enthousiasme étant rarement partagé, elle se voit sans cesse obligée de traiter avec de petites désillusions, insignifiantes chacune à part, mais qui, amalgamées avec la grisaille de janvier, lui remontent comme une boule dans la gorge en fin de journée. Mais elle garde la certitude d'être dans son bon droit... Cela ne se fait pas de toujours dire non à tout!
Ses cheveux bouclés laissés libres de virevolter dans la brise matinale, Typhaine s'approche des portes vitrées du NIR. Elle entr'aperçoit Cléo qui, pas bien chaudement vêtue, arbore un air d'inquiétude mêlée de rêverie diffuse.
Cléo, ça va?
Cléo tourne la tête, par automatisme, murmure un vague "Bonjour" sans répondre à la question posée. Nous ne saurons jamais si elle a volontairement snobé Typhaine ou pas; il est trop tard pour lui demander, elle a déjà filé vers le Pot, sa carte ENS en main. Les bords plastifiées en sont déchirés et lui cisaillent les doigts.
Typhaine pourrait y voir un signe du destin. Elle n'a pas lu l'horoscope ce matin, mais on ne peut nier que deux abandons, même légers, en moins de quinze secondes, c'est un mauvais départ. Elle passe en coup de vent vérifier son maquillage dans la glace des toilettes, puis franchit la porte de la bibliothèque, et monte jouer à l'apprentie archéologue, soulever des couvertures poussiéreuses, s'enfouir sous des siècles de savoir, se délecter d'un oubli bien mérité de soi-même au profit des vies illustres des autres ; elle ne sait plus rien du monde parisien qui, dehors, se dandinant pour suivre le rythme d'une vie un peu trop rapide, un peu trop leste, s'apprête encore une fois à assurer la continuité des jours en raccommodant l'aube et le crépuscule.

Etienne a semé Typhaine. Il allume une clope qu'il fume lentement dans la cour du NIR. Il cache sa silhouette bien faite dans l'encadrement d'une fenêtre et aspire avec délectation les bouffées de nicotine qui le tapissent, à l'intérieur, de chaleur et de sérénité. Il est 9h10 à sa montre. Il lui reste un peu moins d'une heure avant de retrouver Laurent. Cette quête commence à lui peser, d'autant plus qu'il n'y a pas le moindre signe qu'elle doive finir un jour. Il craint surtout que Laurent ne parvienne pas à rester encore longtemps patient; il est sûr du moins qu'il n'attendra pas qu'ils aient épluché tous les vieux manuscrits d'ésotérisme de la bibli pour "péter son câble", comme il dit. Etienne n'a aucune envie de devoir à nouveau calmer son frère ulmien, ça le gonfle de devoir toujours se montrer raisonnable alors que Laurent a le privilège de l'emportement et de la disproportion.
Inspiration, relâchement, expiration. La cigarette se consume au ralenti, Etienne se perd dans des souvenirs aux teintes délavées, aux contours rendus flous par les défauts de la mémoire. Promo 1998, un septembre splendide où pas un nuage ne faisait concurrence au bleu du ciel. L'excitation de la jeunesse, oui, c'était encore la jeunesse et son flottement, son alanguissement un peu vantard, parfois sérieux, parfois ridicule, mais qui faisait tellement de bien... Première soirée organisée à l'Ecole, un vendredi soir, dans le vieux gymnase. Etienne connaissait peu de monde, mais la bière déliait vite les langues et les corps qui, après deux voire trois ans de prépa, attendait simplement le top départ pour s'élancer sur le dancefloor au rythme envoûtant de la soul, pour se mêler aux vibrations des basses et aux hurlements du rock. Très vite il n'avait plus compté les nouveaux visages et prénoms venus s'imprimer, brusquement et très vaguement, sur le front plissé de sa concentration; au final, il disait bonsoir à tout le monde, faisant mine, comme les autres, de maîtriser toutes les données de la situation, et évitait de se mettre dans des postures embarrassantes en cherchant - chose inouïe! - à appeler les gens par leur prénom. Et puis, Cendrillon étant rentrée chez elle, la salle se démenant toujours, pleine à craquer, Etienne avait senti sur son épaule se poser une main, poigne ferme, paume large. Il avait pivoté pour se retrouver face à face avec un mec à la peau pâle, au visage ovale marqué par une mâchoire fine. Pas de barbe. Regard clair, de couleur indéfinissable. Démarche assurée, tranquille, où l'on perçoit pourtant...
Moi c'est Laurent, avait prononcé l'inconnu au regard perçant.
S'il avait bu, cela ne se voyait pas. Ses pupilles seules tremblaient un peu, mais peut-être était-ce la lumière vacillante des spots et le martèlement de la musique qui les désorientaient.
Laurent? Euh...
T'as intérêt à t'en souvenir, vieux, parce que maintenant, toi et moi, on se quitte plus.
Etienne, suant l'alcool et la fatigue, s'était tout à coup demandé ce que foutait ce ténébreux dérangé au pied de l'estrade, à lui tripoter l'épaule et à lui promettre une vie de couple pour l'éternité.
Mais, je...
Parle pas, de toute façon t'es plus en état de dire quoique que ce soit que moi, ou n'importe qui d'un peu moins imbibé, puisse comprendre. Epargne-moi tes balbutiements, viens. Et puis, bon...
Laurent l'avait regardé encore une fois dans le fond des yeux - on aurait dit qu'il l'autopsiait patiemment, séparant les chairs des os pour parvenir, dessous, à coincer entre deux doigts quelque chose comme une sensibilité, une personnalité.
Bon, je te paie une bière. Ça peut plus rien te faire, là.
Et voilà comment tout ça avait commencé. Quelques chopes plus loin, quelques échanges joyeux dans la poche, et ils s'étaient retrouvés à traîner ensemble leurs grandes carcasses sur la piste poussiéreuse de leur scolarité; quatre années, à peine entrecoupées de brèves escapades à l'étranger où, même s'ils étaient séparés, ils continuaient de vivre ensemble et de tout partager. Et, au final, un poste à l'Ecole pour chacun des deux. Par la suite, Etienne avait souvent demandé à Laurent pourquoi, comment, au nom de quoi il s'était permis, ce soir là, au milieu de tous les autres, alors qu'il y en avait tant d'autres, de le choisir, lui. A chaque fois, Laurent l'avait regardé avec une certaine suffisance que ses haussements d'épaules ne parvenaient pas à masquer:
Est-ce que je te demande pourquoi tu fais ce que ton destin te destine à faire, moi? Arrête de me demander ça... Tu sais aussi bien que moi que ça ne pouvait pas être autrement.
Et de fait, même si cette réponse ne le satisfaisait jamais pleinement, même si Etienne détestait les tautologies et leur petit manège circulaire et creux, il se résignait la plupart du temps à donner foi aux paroles de Laurent. Parce que, tout comme lui, il avait le sentiment que leur relation était née de l'Inévitable.

C'était pas la peine de t'échapper comme ça si c'est pour me tomber à nouveau dessus, et cette fois me déranger dans mes apnées bibliophiles!
Ah, Typhaine... Je pensais pas que tu serais dans cette salle, sinon je t'aurais accompagnée.
Aïe. Bien sûr qu'Etienne n'a rien contre Typhaine, bien sûr que ça ne l'amuse pas de la planter toujours au seuil de la bibli, et de lui mentir en prétextant qu'il a d'autres choses à faire. Mais Laurent a été bien clair sur ce point - et d'ailleurs Etienne ne peut pas nier la pertinence de sa mise en garde : il est hors de question que quiconque vienne à découvrir ce sur quoi ils travaillent, et la raison pour laquelle ils vident progressivement, par des moyens plus ou moins légaux, la bibliothèque de ses ouvrages les plus anciens et les plus mystérieux... Alors, même si cela l'oblige parfois à adopter la misanthropie intermittente de Laurent, Etienne se plie aux règles. Pourtant il l'aime bien, Typhaine. Sa maladresse, sa douceur, et ses fossettes qui rigolent sous ses yeux sombres lui mettent du baume au coeur quand il sent la vie s'étriquer autour de lui.
Désolé, j'ai quelque chose à emprunter, je repasse peut-être...
T'inquiète pas, j'ai pas l'intention de te pourchasser entre les rayonnages! D'ailleurs, si tu ne veux pas me dire ce que Laurent et toi vous vous obstinez à chercher, c'est pas grave, ça ne me regarde pas. Simplement, ne me prends pas pour une idiote, Etienne.
Maligne, l'excentrique Typhaine. Etienne laisse un sourire affleurer sur ses lèvres. Bon, il ne lui dira rien, c'est clair, mais tout de même il peut...
Typhaine?
Oui?
Etienne, qui avait déjà fait quelques pas pour passer dans la salle 6, revient vers la jeune femme et pose ses deux mains sur le bord de la table qu'elle a recouverte, sans ménagements, de livres et de feuilles manuscrites.
J'ai deux places pour aller voir Le songe d'une nuit d'été, à l'Odéon. Ça te dit?
Typhaine cligne des yeux, son coeur se rue hors de sa poitrine comme s'il voulait se frotter au torse d'Etienne, plus près, le frôler, sans le vouloir, sans faire exprès... Elle s'entend répondre:
Avec plaisir! Pour une fois que tu renonces à m'échapper...
Aïe. Humour, humour, quand tu nous tiens. Tu es sûre que c'était nécessaire, ta blague un peu lourde, ma belle? Bon, peut importe. Etienne ne s'en embarrasse pas, regarde, il est déjà parti vers sa quête infernale, et toi, tu n'auras pas assez de toute cette journée pour te remettre de tes émotions. C'est ça, replonge-toi dans tes grimoires...
Et calme-moi ce rythme cardiaque!

Chroniques ulmiennes, 2. CLEO: "Un vague sourire aux lèvres, le ventre noué et les pupilles tremblantes."

Il est tôt.
Trop tôt pour songer à ces choses-là, à ces enluminures de naïveté, à ces dentelles de rêveries. Les rares autochtones qui serpentent sur le circuit sont encore à moitié avachis dans leur fringues, l'air défait, les cheveux dressés sur la tête comme si l'Ecole avait brusquement été mise en apesanteur. Du Pot s'échappent des odeurs alléchantes, café, croissant ou jus d'orange. Même ces filaments parfumés, invisibles, qui mènent les élèves par le bout du nez, les guidant miraculeusement de leur chambre jusqu'au buffet sans passer par la case Départ et sans toucher 20 000, donnent le sentiment de composer un ensemble ébouriffé et hirsute.
C'est le matin des endormis qui daigne se lever sur la Courô.

Quelle est donc cette jeune fille qui se permet de juger de haut les réveils difficiles de ses compatriotes?
Derrière une vitre embuée où les arabesques de givre rappellent le flot de la fontaine frileuse, on voit un visage pâle où s'écarquillent deux grands yeux, dans lesquels tourbillonnent deux pupilles, frénétiquement, sans parvenir à dompter leur impatience.
Mais qui ne le serait, impatient, dans cette situation? Le beau Laurent vient de rentrer sur le terrain. Terrain piégé, non pas tant parce que la Courô, blanche, douce, et casse-gueule, a apprêté ses joyeuses farces et ses gamelles, mais surtout parce que Cléo, là, derrière la vitre, a tissé les moindres recoins de la cour de ses regards clairs.

Laurent ne daigne pas s'apercevoir qu'on l'observe. Cela fait des semaines qu'il ne daigne s'apercevoir de rien. Cléo ne pense même pas à choisir le désespoir. Tant qu'elle le verra, une fois, deux fois, plusieurs fois par jour, marcher tout près... Tant qu'elle le verra, lui, sa silhouette élancée, faite pour traverser le monde vêtue d'élégance, de simplicité, de perfection... Tant qu'elle pourra se nourrir de ces brefs éclats, de ce visage aperçu au coin d'un couloir, elle continuera à porter sa croix, un vague sourire au lèvres, le ventre noué et les pupilles tremblantes.
Amoureuse, et fière de l'être.

Elle n'en perd pas une miette, la Cléo. Ses lèvres roses, raidies par le froid, se cachent dans son écharpe. Son regard bleu-vert, noyé dans la blancheur qui l'environne, colle aux pas de l'homme en noir, à la chemise kaki, comme pour le retenir et entraver sa marche. Il faut croire que l'insistance d'un regard peut être plus néfaste qu'on croit.
Laurent, qui allait d'un bon pas contourner le bassin aux Ernests, glisse, opère une translation non maîtrisée vers l'ovale sombre, sa main droite tentant de se rattraper à une rampe imaginaire, sa jambe opérant un décalage brusque et inhabituel... Cléo entrouvre la porte qui donne sur la Courô, celle à gauche quand on regarde vers le NIR, celle en face quand on traîne près du CEA, celle à droite quand on sort du COF... Elle la pousse juste une seconde, le temps pour elle de lâcher un soupir, le temps pour les deux filles, à droite, de pouffer dans leurs foulards en soie, le temps pour Laurent, en face, de maudire le Grand Architecte du monde et de lui intimer l'ordre de le laisser poursuivre, debout, et sur ses deux jambes, sa route vers la cour du NIR.
Les prières sont exaucées, les injures efficaces. Cléo laisse la porte retomber sur son visage impassible, tendu. Elle se dirige vers la K-fêt, suivant toujours du regard, à travers les vitres, Laurent qui, sombre, avec ce je-ne-sais-quoi d'arrogant et de mystérieux, salue vaguement un professeur, et se rend dans la salle des casiers.

Elle se replie au fond, près de l'entrée de la cafétéria, près de l'escalier qui mène en K-fêt, parce que non, ce n'est pas la même chose, et le voit sortir à nouveau, se dirigeant vers elle. Que peut-elle bien lui trouver? Laurent doit avoir une trentaine d'années, il n'est ni trop grand, ni trop petit, porte un costume sombre, une chemise kaki et une sacoche noire à fermetures argentées. Visage ovale, dont les angles sont marqués par une mâchoire fine. Pas de barbe. Regard clair, de couleur indéfinissable. Démarche assurée, tranquille, où l'on perçoit pourtant, dans le mouvement de la main droite, saccadé, énervé, une tension invisible au premier abord, quelque chose prêt à éclater.

Cléo se mord les joues. Bah oui ma belle, ce sont des choses qui arrivent. A force de le filer comme ça depuis des jours, tu allais forcément finir par te retrouver sur sa route, il allait forcément finir par t'arriver droit dessus, comme ça, comme maintenant, comme le Titanic sur son iceberg, sans pouvoir t'éviter... Tu vas te faire broyer, ma petite. Ton coeur de plume et de gloss va gicler, pressé par le refuge d'un sourire sur ce visage qui se donnera jamais. La petite fantaisie dont tu décores pour l'instant ta vie va te coûter trop cher pour ne pas laisser de traces sur la matière molle et blanche dont tu es faite, rêveuse et pleine d'espoir...

Un petit lutin tire sur la manche de Laurent. Cléo ne voit rien, elle a les paupières baissées, elle ne sait pas pourquoi, peut-être que ce serait trop dur de voir qu'il ne voit rien. Quoiqu'il en soit, un petit lutin tire sur la manche de Laurent. Ce dernier s'arrête, l'humeur massacrante qui marque ses traits demeure mais on y voit surgir les élans étonnés de la surprise et de l'abasourdissement, comme des cercles concentriques venus affleurer sur sa peau pâle. Il se penche vers les carreaux opaques, ses lèvres forment des mots que Cléo n'entend pas... Elle ne sait même pas qu'il les a prononcés. Elle triture le bas de sa manche en faisant les cent pas devant l'entrée arrière du Pot. Elle triture le bas de sa manche en attendant que quelque chose change. Elle triture le bas de sa manche en ayant peur que tout ça change.

Laurent reprend sa route. Les éclairs imperceptibles d'une émotion violente parcourent son être entier, mais c'est à peine s'ils altèrent sa démarche toujours tranquille, et assurée. Pourtant, qui le connaît bien saurait qu'il n'a pas pu se tromper. Alors c'est donc cela, il aurait recommencé...

Cléo lève la tête. Il arrive. Il s'apprête à passer devant elle, elle s'apprête à le sentir plus près, encore plus près, elle pourrait presque le frôler, sans le vouloir, sans faire exprès. Il ne voit rien, il a la tête pleine d'un mirage dont personne n'a idée, et dont tout le monde se fout. S'ils savaient... Mais Laurent pile net devant Cléo, sans remarquer ses petites joues pâles colorées par un sourire, ses pupilles tremblantes et le bas de la manche, qu'elle triture. Non, il étouffe simplement un juron, jetant un regard noir à ce monde qui semble contrecarrer ses plans. A la gauche de Cléo, en haut de l'escalier de la K-fêt, une silhouette de jeune fille, cheveux roux, talons hauts, fait fuir le beau Laurent et sa misanthropie matinale. Il fait demi-tour, brusquement, sans prévenir, sans prévenir... Elle n'avait pas prévu ça, la douce Cléo, d'ailleurs elle ne comprend. Tout ce qu'elle a vu, c'est Laurent avancer vers elle, se figer un instant, une rage disproportionnée plaquée sur le visage, puis partir, partir, sans raison, sans rien...

Salut ma grande!
Cléo pivote. Devant elle, Esmeralda en personne. Non, ce n'est pas une blague, elle s'appelle comme ça. Il faut croire aussi qu'elle a tout fait pour coller à son prénom. Grande, belle, naturelle, en courbes et en déhanchés, gracieuse. Esmeralda, qui la salue.
... Salut.
Comment ça va? Pas trop dur?
Esmeralda lui pose des questions banales, sans intérêt. Cléo n'a plus en tête qu'un homme qui a quitté sa route, l'a snobée et réduite à l'inexistence. Ça lui fait mal, à la Cléo, on peut comprendre.
Et l'autre, là, la fille parfaite, qui pousse son baratin comme un cadi poussif, au milieu des rayons enneigés de la Courô!
Pourtant, si Cléo avait fait plus attention, elle aurait peut-être compris ce que moi j'ai compris. Si elle avait levé les yeux, regardé Esmeralda, passé outre sa beauté, son aura, sa sensualité, elle aurait vu son regard tendu, prêt à claquer à la moindre torsion, poursuivre Laurent jusqu'aux tréfonds du 45.
Et elle aurait alors compris que son idéal masculin avait un autre chasseur à ses trousses.