dimanche 25 janvier 2009

Hugo. "On peut rêver quelque chose de plus terrible qu’un enfer où l’on souffre, c’est un enfer où l’on s’ennuierait."

Jérémy s'ennuyait. Cette constatation si simple et si terrible emplissait ce qui lui restait de conscience, habitait ses pensées à la dérive au point d'en déterminer les méandres inéluctables. Il était assis sur le vieux canapé, dans le salon, son corps un peu gras affalé sur le tissu aux fleurs fanées. Dehors, l'orage couvait, quelques grondements sourds, comme des râles retenus, grattaient derrière les volets. On était en fin d'après-midi, où les heures sont bâtardes, filles du jour et de la nuit, et où la lumière se meurt en grisaille. La petite vitre au-dessus de la porte d'entrée laissait encore passer les derniers sursauts du soleil prêt à plonger sous les hauts toits de Paris.

Il était assis. Entre « assis » et « allongé », dans cet intermédiaire médiocre et dégoûtant où le corps humain prend des allures de larve ou de pâte dentifrice, comme si toute l'ossature du squelette avait fondu dans les chairs. Jérémy croisa son propre reflet dans la glace près du vestibule. De loin, son cou semblait avoir disparu, et sa tête reposer directement sur ses épaules rondes. De même, son ventre reposait sur ses genoux, et l'intervalle du bassin et des cuisses avait été gommé de l'image par un peintre farceur. Le jeune homme se redressa. Vaine tentative pour imprimer un sens à ce repos sans but qu'il ne pouvait quitter ; comme si, assis dignement sur son divan plutôt qu'affalé, Jérémy redevenait un homme, un vrai, un animal raisonnable, doué de pensée et de raison, comme si alors il devenait impossible qu'il ne sache pas du tout pourquoi il restait assis là.

Il y avait bien dû y avoir une raison, un motif, une trace d'explication qui pourrait rendre compte, moins pour la postérité que pour lui-même, de ce qu'il faisait là, dans le salon, sans rien faire, rien espérer, rien attendre. Sa mère avait téléphoné, il avait laissé le haut-parleur crachoter ses mots emmêlés et trop rapides. Il lui semblait qu'il avait pris un verre dans le placard et une bouteille dans le frigo et que, les réunissant comme le couple immuable qu'ils formaient, il s'était désaltéré. Il ne se rappelait plus avoir raccroché le combiné, comme il n'aurait plus trop su répéter ce que lui avait dit sa mère, chose qui d'ailleurs n'était pas anormale.

Comment diable avait-il donc pu se retrouver sur ce canapé? La voisine du haut s'était mise au piano; Jérémy avait mis Nightwish en fond musical. Peut-être qu'alors il s'était posé là, sans réfléchir.
Il gratta de l'index une tache qui défigurait le tissu râpé. Il lui devenait pesant de se poser sans cesse de telles questions sans queue ni tête. Cela lui arrivait de plus en plus souvent. En marchant, dans la rue, il se demandait pourquoi les gens arboraient si fièrement telle ou telle coupe de cheveux qui, c’était flagrant, leur allait si mal; il cherchait à deviner les mécanismes inconscients qui poussaient le conducteur à choisir cette place plutôt qu'une autre pour garer sa voiture remplie de marmaille; il lui était parfois essentiel de déterminer quelle profession Untel pouvait exercer, quelle histoire de cœur s'était mal terminée pour que la concierge du numéro 30 pleure à chaudes larmes dans son vieux mouchoir de dentelle rose... Pourtant, ce matin, il n'avait pas cru bon de se demander pourquoi Nathalie avait l'air triste et déterminée, étrange cocktail d'attitudes qui différait tant de son habituelle excentricité bon enfant. Il n'avait pas prévu qu'elle allait le larguer, il n'avait même pas pensé à le prévoir. Il n'avait même pas pris le temps de penser qu'il pourrait penser à le prévoir. Enfin... Il pouvait conclure cette histoire par ces mots: au final, elle l'avait toujours surpris. Et de nos jours, la capacité à surprendre autrui n'est pas négligeable, surtout quand on mesure combien l'uniformité et le mimétisme sont devenus pour tant d'entre nous de véritables règles de conduites. On les suit à la lettre, s'endormant de cet anesthésiant qui pompe nos cellules grises encore miraculeusement en activité dans nos cortex modernisés.

Jérémy pensait qu'il aurait du se sentir attristé, peut-être même désespéré. Il aurait dû se tenir crispé sur son portable, à souhaiter qu'un numéro bien particulier en fasse retentir la sonnerie. Mais il n'éprouvait rien. Et rien, ce n'est pas, comme beaucoup d'auteurs ont eu le tort de le faire croire, un grand vide. Un grand vide, quand on y pense, c'est déjà quelque chose. Se sentir vidé, comme on dit couramment, c'est être creusé par la fatigue, le désespoir et l'usure de la vie; c'est reconnaître que le monde imprime sa forme sur notre corps même. On devient arc, ellipse, trou noir, chaos informe implosant d'inaudibles incendies qui nous consument. On sent qu'il manque quelque chose qui devrait être là, que ce soit joie de vivre ou soif de jouir.
Jérémy savait ce qui prenait aux tripes dans ces cas-là. A tant de gens, il avait répondu que tout allait bien, qu'il les remerciait d'être venu et appréciait leur compassion... Au fond de lui-même il aurait voulu pouvoir crier à ces crânes chauves en costumes de deuil, à ces épouses aimantes et dignes en chemisiers de soie, qu'il ne sentait rien, qu'il s'effaçait du monde, sans le vouloir et sans s'y opposer.
Tout était devenu futile après la mort de Lucie. Rien n'avait plus d'importance, tout valait également. Pas un mot dans une phrase qui méritât qu'il y attache plus d'attention qu'à un autre. Pas un pas dans la rue qui fût plus déterminant qu'un autre; celui qui le portait vers le portemanteau avait le même impact dans le cheminement de sa vie que l'enjambée du trottoir devant la boutique des pompes funèbres. Le même, c'est-à-dire aucun.

Voilà ce que signifiait ne plus rien sentir, devenir aussi informe que le quotidien des pavés gris de Paris, aussi lisse et impalpable que le ciel de plomb qui couronne les immeubles. Mais là, c'était différent. Il était simplement assis sur ce putain de canapé, à ne savoir que faire parce qu'il n'avait pas la volonté de finir un geste, pas la force d'achever l'une ou l'autre de ces deux options: se lever, ou rester là. A dire vrai, il restait là, oui, mais il le faisait sans vraiment le décider, comme s'il se trouvait dans un temps de latence, en attente de quelque chose de décisif. Oui, il lui manquait le point d'ancrage que constitue le mot de la fin, lorsqu'on fait ce que l'on dit...

Jérémy remuait tout cela dans sa tête, s'apprêtant sans en avoir conscience à faire un inventaire de la situation. Il avait décidé qu'il s'ennuyait: la preuve en était peut-être qu'il restait assis sur son canapé sans savoir pourquoi il l'avait d'abord fait, ni pourquoi il continuait à y demeurer, ni ce qui pourrait par la suite le déterminer à quitter cette place. Donc, ça, c'était l'ennui. Mais c'était différent de l'effacement du monde qui avait failli le prendre une fois. L'ennui était plus médiocre, plus bas. Rien à voir avec un mouvement pur et simple d'absence, celui du deuil ou de la prière, celui qui vous élève vers un au-delà, le passé et ses souvenirs... Jérémy se souvenait qu'Hugo avait dit, à ce propos, qu'il y aurait pire qu'un enfer où l'on souffrirait: ce serait un enfer où l'on s'ennuierait.
Jérémy appuyait-il ces propos?

Tout ce dont il se rendait compte pour l'instant, c’était que ces brouillons de réflexion lui donnaient mal au crâne. Il lui semblait être pris dans des vagues innombrables qui l'auraient balayé tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, si bien qu'il aurait fini par rester à la même place, tout le temps, mais sans être véritablement immobile, et sans pouvoir se dégager de l'emprise de cette étrange marée. Pas de barque, d'équipage, pas de timonier ni de capitaine; simplement son corps amorphe, à même l'eau tiède, ramolli et vacillant. Une immersion désagréable, trop agitée pour le repos, et trop calme pour être sublime comme les vraies tempêtes.

Il fut un temps, Jérémy aimait peindre, et écrire aussi. D'ailleurs, il aime toujours, c'est simplement qu'il ne prend plus le temps. Un jour, il avait ébauché sur une toile l'esquisse d'une marine, et la rencontre mortelle du récif et de l'esquif, le baiser glacial de l'eau sur deux corps sombres et sombrant. Il n'avait pas fini la toile, mais l'avait laissée dans le débarras, derrière la cuisine, sous une bâche blanche qu'il soulevait quelque fois pour admirer le chef d'œuvre en puissance, et dont il savait, sans vouloir se l'avouer, qu'il ne viendrait jamais à l'être. Une création mort-née. C'était peut-être un gâchis... Mais lui-même n'en était pas certain, personne ne pouvait l'être. Pouvait-on blâmer Monnet pour tous les tableaux qu'il n'avait pas peints? Mozart pour toutes les symphonies qu'il n'avait pas écrites? Jérémy pensait qu'il lui restait ce suprême droit de l'artiste, celui d'avoir toute maîtrise sur ses œuvres. C'était futile, bien sûr. Mais il s'en repaissait, comme d'une consolation. Cela expliquait certainement pourquoi il avait beaucoup commencé, rarement achevé.

Ses jambes commençaient à être engourdies. Il remua à peine, et les croisa. La droite sur la gauche. Il avait dans sa ligne de vision la fenêtre simple battue par la pluie. Il n'apercevait pas les éclairs car il faisait encore trop clair, mais il entendait distinctement les murmures rauques du tonnerre qui bourdonnaient au loin.
Et puis, par-dessus ce brouhaha lointain, un son d’une clarté irréelle, cristalline, vint superposer sa note vibrante à la réalité fatiguée. Quelqu’un avait sonné. Jérémy ne s’en rendit pas compte. Il était aux prises avec le cyclone de ses divagations, incapable d’en sortir ni d’en atteindre l’œil. Plusieurs minutes s’écoulèrent, à peine marquées du tic-tac de l’horloge. Jérémy sortit de sa torpeur, ou plutôt, il sortit la tête un instant de la masse dense et profonde dans laquelle il était engoncé, comme pour reprendre sa respiration. Et alors seulement le tintement de la sonnette parut lui parvenir, comme si le son avait dû parcourir des distances infinies pour arriver du vestibule jusqu’à ses tympans.

Et, oh fut-ce un miracle ?, Jérémy se leva, marcha calmement vers la porte, qu’il ouvrit. Il n’y avait plus personne derrière. En haut de l’escalier, une paire de chaussures, brunes, grande taille, bien cirées, demeurait sagement, sans propriétaire.
Et malgré cette absurdité, le temps continua son cycle éternel, et Jérémy…

Jérémy s’ennuyait. Il était assis sur le vieux canapé, dans le salon, et triturait d’un air absent les boulettes de pensées qu’il trimbalait dans sa tête pesante. Il lui sembla un instant qu’il s’était passé quelque chose depuis qu’il demeurait ici, assis. Un vague frémissement, le son d’un clairon dans l’air, et le bruit des gonds d’une porte qui tourne sur elle-même.
Mais cela n’était déjà plus qu’un rêve dont les bords effilochés disparaissaient au seuil de l’oubli.

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