lundi 19 janvier 2009

Thomas Lermand, 3. "Les terribles aventures des héritiers Lermand virent le jour ce matin-là."

Les heures passèrent. Leur douce exténuation acheva le jour qui se colorait en mourant sur l’horizon. Le bruissement des rues, le souffle court et rauque de Rodolphe et les battements de cœur de Thomas composaient la musique du soir. Suspendu au bord de l’existence, un rythme sourd accompagnait le ralentissement des choses. Il était temps de rentrer. Thomas releva la capuche de sa veste sur la masse sombre de ses cheveux bouclés et replia les doigts du vieux au creux de sa paume sèche. Il le bénit en silence et, s’éloignant, le laissa rejoindre, derrière le claquement de ses pas sur le pavé, le grand tic-tac du monde qui s’endort.

Le lendemain matin, lundi vint au monde en nouveau-né aux joues roses et au parfum d’automne. Thomas se prépara rapidement. Au moment de franchir le seuil, il croisa vaguement, dans le miroir de la porte d’entrée, un visage pâle mangé par une barbe de quelques jours. Passant un doigt sur ses joues creuses, il se sentit étranger à cette peau qui fuyait le moindre contact. Il portait son visage comme on porte un vêtement, avec aussi peu d’intimité, mais sans autant de liberté. Les rares sourires qui venaient parfois se poser sur ses lèvres fines, quand au travers d’une vitrine il croisait une beauté inconnue, quand au travers d’une foule il frôlait le bonheur d’un autre, quand au travers de son indifférence il se heurtait au monde, n’étaient pas les siens ; ils passaient sans s’arrêter, ils avaient l’éphémère d’un mouvement de surprise qui, au final, ne lui appartenait pas. Mais il continuait quand même à vivre comme ça, à côté de ses pompes, à côté de lui-même, sans pouvoir s’appartenir, sans pouvoir se fuir non plus.
Une vibration ténue lui chatouilla le torse ; il dégaina son Samsung ™ antique. Anthéra, craignant qu’il ne soit resté dans les bras de ses oreillers, lui rappelait leur rendez-vous. Thomas sortit et, à grandes enjambées aériennes, tailla dans l’écume grise des débuts de semaine.

— Salut, comment tu vas ? Je suis navrée de t’apprendre que ta légendaire non-ponctualité est en passe de devenir une rumeur mensongère. Tu es parfaitement à l’heure…
Anthéra. Son sourire si naturel, le pli moqueur de sa bouche au coin, là où toute la douceur du monde cherche à se lover. Anthéra, sa longue chevelure noire et argentée, et ses poignets menus, aux os saillants. Ses cils sombres où transparait le bleu délavé d’un regard rêveur, et ses joues creuses, aux angles brutaux, comme les siennes… Anthéra, sa cousine.
— Salut Théra, content de te voir. Tu as été mal intentionnée, avec ton SMS matinal, ajouta Thomas en s’essayant à l’humour.
Pour elle, il était prêt à faire des efforts.
— Oncle Thomas ! Oncle Thomas !!
Un petit être hirsute de huit ans vint se jeter dans ses bras, agrippant son blouson de cuir brun du bout de ses ongles sales. Benjamin, le fils d’Anthéra.
— Ben ! Comment tu vas mon grand ? Bon, je vais pas te mentir… tu n’as pas vraiment grandi. Encore que… murmura Thomas en retenant un rire devant le désappointement qui se peignait sur la figure de son jeune interlocuteur.
Lui ébouriffant la tête, il laissa aller sa joie de revoir son neveu.
— Je plaisante, gamin, je plaisante. Tiens, laisse-moi rentrer quand même, il gèle dehors.
— Oncle Thomas, j’ai quelque chose à te montrer, il faut que tu viennes voir, il faut que tu montes ! J’ai un nouveau déguisement !
— Mon chéri, demanda Anthéra, pourquoi ne viendrais-tu pas avec nous dans le salon ? Tu pourrais te déguiser et nous faire peur autour d’un chocolat bien chaud…
Intérieurement, Thomas remercia Anthéra de ne pas lui proposer d’Earl Grey. Tout ce qui approchait de près ou de loin la couleur bleue des sachets à l’odeur de bergamote lui rappelait la demeure maternelle.

Une demi-heure plus tard, Anthéra et Thomas se trouvaient prisonniers d’un dangereux corsaire sur une île déserte dont personne ne connaissait l’emplacement sauf ceux qui savaient déjà où elle était. Le capitaine Ben l’Affreux les avaient capturés après le naufrage du navire sur lequel ils faisaient la traversée depuis les Antilles jusqu’à Londres. Il ne leur avait laissé, pour survivre jusqu’à son retour, qu’un thermos de chocolat et un journal de bord qu’ils devaient tenir à jour pour livrer à la postérité les secrets de leur longue et terrible agonie.
Ligotés au canapé de velours noir par un vieux foulard appartenant à la jeune femme, Anthéra et Thomas prirent leur situation très au sérieux. Ce dernier avait l’âme d’un poète, du moins c’est ce que décida sa cousine. Ce fut lui qui prit la plume.
Les terribles aventures des héritiers Lermand virent le jour ce matin-là.

Lundi 13 *** : Cela fait trois jours que nous avons été abandonnés sur l’Île. Le naturel optimiste d’Anthéra, ma cousine, a été entamé ; et moi, Thomas Lermand, descendant d’une si longue et si fertile lignée, je crains de n’avoir plus que quelques jours pour achever ce que la vie m’avait promis, à la naissance, d’exploits et de réussites. Ben l’Affreux n’a pas encore mis sa menace à exécution, mais il n’y a pas de doute qu’il sera de retour sous peu, à la tête de son armée de brigands ; aucun doute sur le terrible sort qui nous attend : la mort sur ce caillou désertique et brûlant, ou l’esclavage sur un navire revenu de l’Enfer lui-même. Je ne puis rien faire. Nous attendons, l’un contre l’autre, à l’abri des palmes immobiles, dans la chaleur étouffante, tâchant de ne songer ni à la faim qui nous tord l’estomac, ni à la soif qui nous brûle les lèvres. Je voudrais rassurer Anthéra mais je ne sais quoi lui dire.
Contre son épaule, Thomas sent le menton de la jeune femme qui se penche sur la feuille pour y lire les quelques lignes qu’il vient de gribouiller.
— Ajoute un peu de fantaisie… Après tout, tu as le droit d’écrire ce que tu veux.
Thomas acquiesce en silence, respirant le parfum de ses cheveux. Lui qui n’aime pas qu’on le touche, ni même qu’on le frôle, il ressent un bien-être profond au contact de cette silhouette élancée, arquée sur la sienne pour s’y confondre le temps d’un amusement d’enfant. Au milieu du salon dont toutes les plages, c’est-à-dire les portes, sont gardées par un Benjamin hurlant, en costume de pirate, le sabre (en plastique) à la main, il imagine qu’il s’abandonne à une solitude autre que celle qui habite ses jours, une solitude qu’elle partagerait avec lui. Passant la main dans l’argent de ses cheveux, il reprend le récit de leurs misères. Le froufrou des vagues résonne à ses oreilles…
Mardi 14 *** : Ce matin j’ai vu courir un poulet ; sa forme ocre se détachait difficilement sur le coloris sable des dunes, mais j’ai pu l’attraper. J’ignore d’où l’On nous envoie ce volatile ; je veux y voir un signe, peu mystique, mais qui a du moins l’incomparable atout de nous servir vraiment à quelque chose. Nous avons pu nous restaurer et reprendre des forces. Il a plu un peu la nuit dernière, ce qui a rempli nos gourdes. Même si nous gardons espoir, l’uniformité de chaque minute qui passe nous pèse horriblement. Nous sommes trop faibles pour partir en éclaireurs découvrir le pays inhumain qui désormais nous abrite.
Pourtant, je me souviens d’un instant magique ce matin où, bercés par les embruns, nous nous élançâmes d’un commun accord vers l’azur liquide de la mer. La baignade fut délicieuse. Les longs cheveux d’Anthéra étaient d’un noir luisant ; leur épaisseur attira mes doigts qui ne purent s’empêcher de s’y mêler, fascinés par leur matière soyeuse. Théra déposa un baiser sur ma joue ; seule une ombre de tristesse voilait l’insouciance de nos ébats marins.
Thomas embrassa le front de sa cousine qui respirait doucement au creux de son cou. Elle ne dit rien, mais son silence valait encouragement. Benjamin continuait de s’agiter, mais il semblait si loin… Leurs mains se lièrent, naturellement, au moment où une vague d’inspiration, plus puissante que les autres, éclaboussa les corps des naufragés qui attendaient sur la plage.
Jeudi 16*** : L’accomplissement de notre destin approche. A l’horizon se profile la silhouette du Fantôme, le navire de capitaine Ben. Il revient nous chercher. La proue fend fièrement les dentelles d’écume au sommet des vagues ; la brise s’est levée, la mer a pris des teintes sombres, comme si les éléments eux-mêmes nous poussaient vers notre sort. Je retiens mon souffle, j’empêche ma poitrine de trembler ; Anthéra, dans mes bras, a les yeux fixés sur l’horizon. Nous avons peur, mais au moins nous sommes ensemble.
Il se produit quelque chose, je ne sais pas. Je ne comprends pas. La coque du Fantôme tressaille sous la caresse des flots. Au milieu du pont, une immense crevasse vient d’apparaître. Les ombres des matelots y disparaissent, avalées par l’Océan. Le mat central se plie aussi aisément qu’une tige de blé ; le craquement qui suit sa chute est effroyable. La carcasse du navire est encore à des centaines de mètres de nous et pourtant l’ouragan qui s’abat sur elle semble faire rage au-dessus de nos têtes. Le vent fouette nos visage, le sable se lève, on ne voit plus rien, on n’entend plus que des râles horribles, au travers des amas de planches, d’algues et d’écume qui sombrent peu à peu au loin, tout près, autour…
Il n’y a plus rien. L’Île a digéré les déformations du paysage ; plus de navire, plus de corsaires, plus de vagues. Rien qu’une mer à la peau lisse, à l’apparence tranquille, une mer traîtresse qui cache ses cadavres dans les plis de ses robes fluides. Anthéra n’a pas dit un mot depuis le naufrage. Nous nous enlaçons pour ne pas penser, pour ne pas comprendre…
Nous n’avons plus aucun espoir de quitter cet endroit. Nous sommes abandonnés.
Anthéra se recroqueville davantage contre le torse chaud de Thomas, où leurs deux cœurs s’emballent. On dirait qu’ils se resserrent pour affronter la sentence, s’abandonnant l’un à l’autre pour guérir de l’abandon.

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