samedi 25 avril 2009

Thomas Lermand, 6. "Un grand barbu et une jolie rouquine. L'ogre et le petit chaperon rouge, qui sait..."

Résumé des épisodes précédents :
Nous sommes toujours en Italie, près du village de Santa Cristina où s’est rendu Thomas. Notre héros, à la poursuite de ses fantômes, est revenu sur les lieux de l’assassinat de Karl, un camarade d’enfance. Il a retrouvé Bambi, son amie de toujours, et a fait la connaissance de sa compagne, Laora.
Et c’est Bambi que nous suivons désormais, au cœur d’une nature sauvage et oppressante.


L’autoradio refuse de s’allumer, sans doute par égard pour les grillons. Ces petits monstres invisibles fredonnent avec ardeur leur inlassable refrain, se réjouissant de la belle acoustique, tissée de chaleur et de sécheresse, que leur procure le ciel bombé. Le crissement des pneus dans la poussière ponctue de notes criardes le chant des insectes ; de brusques arabesques de couleur, jaunes et blanches, jaillissent devant le pare-brise.
Alertée par un éclair métallique zébrant les bosquets, Bambi écrase brutalement la pédale de frein. Un 4x4 Mercedes, roulant toutes vitres ouvertes et la musique à fond, surgit de la droite. Dans un vrombissement rageur, il pile à quelques centimètres du capot de la Fiat rouge. Un chapelet d’injures fuse de derrière le tableau de bord et quelques coups de klaxons applaudissent aux dizaines d’obscénités que l’individu à barbe noire parvient à articuler en quelques secondes avant que…
— Putain Bambi, c’est toi ?! Nom d’un p’tit lutin mafieux ! Fais gaffe un peu ma belle, les ongles manucurés et les volants, ça fait pas bon ménage ! Pour un peu j’réduisais ton pot d’yaourt en un tas d’plastique directement prêt pour l’recyclage. Ça m’aurait franchement fait chier d’abîmer ta jolie frimousse. C’est pas comme si les gens ignoraient que, bon, d’accord, j’roule comme un sportif ! Ou un danger public, à toi d’voir…
Un rire tonitruant conclut cette déclaration enfiévrée et Bambi, se dégageant enfin de la masse de mots dont elle vient d’être submergée, et de sa ceinture de sécurité qui joue les rebelles, descend de voiture pour faire face à son interlocuteur.
Il pourrait sortir tout droit d’Harry Potter, façon Hagrid, mais en un peu plus jovial. Et en un peu moins grand, certes, même si là, au milieu de la piste, campé sur ses deux jambes massives, accoudé négligemment à la portière de son bolide tout aussi massif, il faut bien avouer que Marco prend toute la place. C’est bizarre comme toute la scène semble changer de perspective sous les yeux rieurs de Bambi ; l’Italie apathique, au dos boursoufflé par les reliefs des Monts Lattari, sort soudain de sa torpeur pour darder d’incrédules regards sur la silhouette du mastodonte humain venu, insolemment, occuper le devant de la scène. Non mais pour qui se prend cet individu bruyant et vulgaire ? Y’en a qui dorment, là !
Les grillons n’émettent plus que des chuchotements interrogatifs. Sur ce bruit de fond parasite finit par se détacher, rauque mais léger, le rire de Bambi.
— Marco… prononce-t-elle enfin, avec un sourire mi-fâché mi-amusé. Incorrigible…
— Et fier de l’être, mam’zelle !
— Dis-donc, on ne devait pas se retrouver là-haut ? demande-t-elle en pointant le doigt vers les crêtes poussiéreuses pailletées de conifères. Et d’ailleurs, ajoute-t-elle d’un ton taquin, tu n’as pas l’impression d’être un peu en retard ? Tu devais aller repérer les lieux avant que j’arrive !
Elle brandit sa montre accusatrice sous le nez du barbu qui continue à s’esclaffer.
— T’inquiète, ma douce. J’connais un raccourci.
Bambi secoue la tête, mimant un air affligé. La malice pétille dans ses iris démesurément agrandis par la forte luminosité.
— Me dis pas que tu vas passer par ce raccourci.
À une centaine de mètres, en contrebas de la route, on aperçoit une piste dont les sinuosités se perdent dans la végétation alentour. Des roches ocre et des broussailles en parsèment le tracé entre deux fossés d’ombre verte.
— Marco, on a du boulot cet aprèm’, et changer les pneus de ton gros bébé de 4x4 parce que t’auras voulu tenter un dérapage non contrôlé entre deux ravins n’est pour l’instant pas inscrit au programme !
— Te bile pas, hé ! Je pilote comme un chef et ce p’tit bolide, il est tout neuf, il demande qu’à plaire. Allez, monte. Tu s’ras pas là-haut avant une demi-heure avec ta poussette rouge, là.
La jeune fille, nouant ses cheveux roux au creux de sa nuque, pousse un soupir résigné. Une brise exténuée traîne sur le paysage, sans apporter de fraîcheur. Avec cette chaleur, rouler dans la Fiat sera épuisant. Pas de clim’, pas de musique non plus. Et puis tout le matériel – appareils photos, boissons, chaussures de randonnée – est dans la voiture de Marco.
— On se décide à suivre le prince charmant ? balance Marco comme la jeune fille s’installe à l’avant, côté passager.
— Ouais, c’est ça Marco. T’as plus qu’à allumer ton bel étalon V12 et faire chauffer le carrosse, et la princesse sera tienne !
Bambi lance un clin d’œil à son collègue. Marco répond, charmé et charmeur:
— Peut-être même qu’avec un peu de chance, nous vivrons heureux et nous aurons beaucoup d’enfants…
— Oh là là ! Un seul suffit pour l’instant !
Oui. Au fait. Marco est le père de Giuliano. Le gamin qui babillait dans les bras de Bambi, à l’épisode précédent. Vous vous souvenez ?
Ces détails familiaux, certes émouvants, n’empêchent pas la Mercedes de vrombir joyeusement et de se ruer à travers la campagne italienne avec la fougue de la jeunesse.
Et on n’oublie pas d’attacher sa ceinture.

Cela fait presque trois ans que Bambi et Marco travaillent ensemble pour le magazine Il passeggiatore (Le Promeneur), un journal écologique spécialisé dans le reportage de terrain. Les grands parcs italiens, les littoraux italiens, les reliefs italiens : voilà ce qui intéresse le journal (italien) et sa direction (italienne, bien sûr). Le sujet du mois, c’est le parc national Monti Lattari et les menaces liées aux milliers de randonneurs qui, chaque année, apportent leur sueur, leurs appareils photo, et surtout leurs déchets, sur les flancs des montagnes.
Voilà ce que se répète Bambi, voilà à quelles certitudes rassurantes elle essaie de se raccrocher. Mais au fur et à mesure que l’aiguille se déplace sur le cadran, elle voit le fil de sa vie se carapater bien trop vite devant ses yeux, et remonter bien trop loin dans le passé. Cela a peut-être à voir avec le fait que la vitesse, les brusques changements de direction et les cahots de la voiture semblent indiquer la fin prochaine de cette existence à laquelle, finalement, quand elle y pense, Bambi tient énormément.
Après vingt minutes d’oscillation entre les deux bords dangereusement rapprochés d’une piste ridiculement étroite, entre les deux extrêmes si prompts à se rencontrer que sont la vie et la mort, le 4x4 s’immobilise. Ses deux passagers en sortent rapidement. Un grand barbu et une jolie rouquine. L’ogre et le petit chaperon rouge, peut-être. Qui sait…

Ils marchent depuis plus d’une heure. La chaleur du début d’après-midi s’est muée en une moiteur grisâtre. Des nuages bas tapissent la panse terne du ciel, et une légère bruine s’en échappe à regret. C’est Marco qui, le premier, brise l’épais silence dans lequel s’englue le paysage.
— Qu’est-ce qui va pas, Bambi ? T’as l’air à côté d’tes pompes. Sans déc’, t’as le visage tout chiffonné.
Bambi demeure songeuse, son regard balaie le tapis d’aiguilles qui hérisse le sentier. Marco insiste :
— On en a encore au moins pour une demi-heure, jusqu’au refuge. Ok, là-haut, bière et interview… Mais d’ici là, y’a qu’ta passionnante conversation qui pourra m’distraire ! Alors j’attends…
Bambi sourit malgré elle et lève les yeux vers Marco. La vue de son visage généreux, parcouru de fines rides qui se meuvent à chaque fois qu’il éclate de rire, la rassure un peu.
— C’est à cause de Thomas, tu sais, mon ami d’enfance. Je t’en avais parlé… Et bien, il est revenu.
Une pause, un soupir. Marco se tait, il laisse les confidences éclore à leur rythme.
— Il ne m’a pas dit pourquoi, mais je sais que c’est à cause de ce qui est arrivé à Karl.
— Mais ça fait plus de dix ans, maint’nant. Et puis, d’après c’que tu m’as dit, l’enquête est close. Y’a plus rien à déterrer de c’côté-là !
— C’est… C’est un peu plus compliqué.
La voix de Bambi se voile. On n’entend plus qu’un murmure rauque à travers ses lèvres pâles.
— Thomas a été vraiment perturbé par cette histoire. Il a été suivi par un psy pendant deux ans après le meurtre de Karl. Je ne crois pas qu’il ait jamais réussi à s’en remettre. Et Laora m’inquiète aussi.
— Attends, c’est quoi le rapport avec Laora ? Vous deux c’est la belle vie, non ? Et maintenant que j’me suis mis en quatre pour que vous ayez vot’ p’tit Giuliano, en plus… J’ai payé d’ma personne, moi !
Marco sourit et attrape Bambi par l’épaule. Elle se laisse aller dans les bras de son ami.
— Ça va, t’inquiète. Seulement Laora n’a pas voulu que je dise à Thomas qui elle était. Je croyais qu’il la reconnaîtrait, mais c’est vrai que ça fait tellement longtemps… J’ai…
Elle réprime un sanglot.
— J’ai l’impression qu’elle me cache quelque chose. Tu comprends, moi je veux juste oublier, j’ai tourné la page, j’ai surmonté ça. Et eux deux, ils sont là, encore en train de chercher à comprendre, comme si on pouvait comprendre quoique que ce soit à… Putain, c’était horrible ! C’était inhumain. Et ça ne leur suffit pas ?! Il faut qu’ils remuent tout ça encore, pour que ça vienne nous péter à la gueule comme un cauchemar ? Nous bousiller à l’intérieur ?!
Marco la serre plus fort contre lui. Il chuchote doucement dans ses longs cheveux roux.
— Mais pourquoi Laora… ?
Il laisse son interrogation flotter dans l’air humide. La clarté blanchâtre qui sourd du ciel habille de brume les flancs des monts. Bambi arrête d’avancer ; elle s’assied sur un rocher dont la proéminence noire déforme le sol comme une grosse verrue. Sous ses semelles roulent des gravillons par dizaines. Des éclats orphelins arrachés à la terre italienne.
— Laora a connu Thomas à cette époque, continue Bambi, même si Tom ne s’en souvient pas. Ça ne m’étonne pas d’ailleurs. Il était en état de choc, et on l’envoyait deux fois par semaine voir le Dr. Anceschi, pour, tu sais… pour une thérapie.
La jeune fille saisit un caillou plus gros et le soupèse au creux de sa main. Puis, d’un geste brusque, presque nerveux, elle l’envoie se perdre dans les fourrés rachitiques et les ornières de terres sèches. On l’entend dégringoler longtemps ; sa chute, en pointillés, laisse une trace insoupçonnée qui s’imprime into the wild.
— Et bien sûr qu’elle était là, Laora. Timide comme tout, avec ses boucles brunes. Effrayée par ces horreurs, fascinée par Tom. Obsédée comme lui par ce maudit signe. Bien sûr… puisque c’était sa fille, au docteur.