dimanche 25 janvier 2009

Hugo. "On peut rêver quelque chose de plus terrible qu’un enfer où l’on souffre, c’est un enfer où l’on s’ennuierait."

Jérémy s'ennuyait. Cette constatation si simple et si terrible emplissait ce qui lui restait de conscience, habitait ses pensées à la dérive au point d'en déterminer les méandres inéluctables. Il était assis sur le vieux canapé, dans le salon, son corps un peu gras affalé sur le tissu aux fleurs fanées. Dehors, l'orage couvait, quelques grondements sourds, comme des râles retenus, grattaient derrière les volets. On était en fin d'après-midi, où les heures sont bâtardes, filles du jour et de la nuit, et où la lumière se meurt en grisaille. La petite vitre au-dessus de la porte d'entrée laissait encore passer les derniers sursauts du soleil prêt à plonger sous les hauts toits de Paris.

Il était assis. Entre « assis » et « allongé », dans cet intermédiaire médiocre et dégoûtant où le corps humain prend des allures de larve ou de pâte dentifrice, comme si toute l'ossature du squelette avait fondu dans les chairs. Jérémy croisa son propre reflet dans la glace près du vestibule. De loin, son cou semblait avoir disparu, et sa tête reposer directement sur ses épaules rondes. De même, son ventre reposait sur ses genoux, et l'intervalle du bassin et des cuisses avait été gommé de l'image par un peintre farceur. Le jeune homme se redressa. Vaine tentative pour imprimer un sens à ce repos sans but qu'il ne pouvait quitter ; comme si, assis dignement sur son divan plutôt qu'affalé, Jérémy redevenait un homme, un vrai, un animal raisonnable, doué de pensée et de raison, comme si alors il devenait impossible qu'il ne sache pas du tout pourquoi il restait assis là.

Il y avait bien dû y avoir une raison, un motif, une trace d'explication qui pourrait rendre compte, moins pour la postérité que pour lui-même, de ce qu'il faisait là, dans le salon, sans rien faire, rien espérer, rien attendre. Sa mère avait téléphoné, il avait laissé le haut-parleur crachoter ses mots emmêlés et trop rapides. Il lui semblait qu'il avait pris un verre dans le placard et une bouteille dans le frigo et que, les réunissant comme le couple immuable qu'ils formaient, il s'était désaltéré. Il ne se rappelait plus avoir raccroché le combiné, comme il n'aurait plus trop su répéter ce que lui avait dit sa mère, chose qui d'ailleurs n'était pas anormale.

Comment diable avait-il donc pu se retrouver sur ce canapé? La voisine du haut s'était mise au piano; Jérémy avait mis Nightwish en fond musical. Peut-être qu'alors il s'était posé là, sans réfléchir.
Il gratta de l'index une tache qui défigurait le tissu râpé. Il lui devenait pesant de se poser sans cesse de telles questions sans queue ni tête. Cela lui arrivait de plus en plus souvent. En marchant, dans la rue, il se demandait pourquoi les gens arboraient si fièrement telle ou telle coupe de cheveux qui, c’était flagrant, leur allait si mal; il cherchait à deviner les mécanismes inconscients qui poussaient le conducteur à choisir cette place plutôt qu'une autre pour garer sa voiture remplie de marmaille; il lui était parfois essentiel de déterminer quelle profession Untel pouvait exercer, quelle histoire de cœur s'était mal terminée pour que la concierge du numéro 30 pleure à chaudes larmes dans son vieux mouchoir de dentelle rose... Pourtant, ce matin, il n'avait pas cru bon de se demander pourquoi Nathalie avait l'air triste et déterminée, étrange cocktail d'attitudes qui différait tant de son habituelle excentricité bon enfant. Il n'avait pas prévu qu'elle allait le larguer, il n'avait même pas pensé à le prévoir. Il n'avait même pas pris le temps de penser qu'il pourrait penser à le prévoir. Enfin... Il pouvait conclure cette histoire par ces mots: au final, elle l'avait toujours surpris. Et de nos jours, la capacité à surprendre autrui n'est pas négligeable, surtout quand on mesure combien l'uniformité et le mimétisme sont devenus pour tant d'entre nous de véritables règles de conduites. On les suit à la lettre, s'endormant de cet anesthésiant qui pompe nos cellules grises encore miraculeusement en activité dans nos cortex modernisés.

Jérémy pensait qu'il aurait du se sentir attristé, peut-être même désespéré. Il aurait dû se tenir crispé sur son portable, à souhaiter qu'un numéro bien particulier en fasse retentir la sonnerie. Mais il n'éprouvait rien. Et rien, ce n'est pas, comme beaucoup d'auteurs ont eu le tort de le faire croire, un grand vide. Un grand vide, quand on y pense, c'est déjà quelque chose. Se sentir vidé, comme on dit couramment, c'est être creusé par la fatigue, le désespoir et l'usure de la vie; c'est reconnaître que le monde imprime sa forme sur notre corps même. On devient arc, ellipse, trou noir, chaos informe implosant d'inaudibles incendies qui nous consument. On sent qu'il manque quelque chose qui devrait être là, que ce soit joie de vivre ou soif de jouir.
Jérémy savait ce qui prenait aux tripes dans ces cas-là. A tant de gens, il avait répondu que tout allait bien, qu'il les remerciait d'être venu et appréciait leur compassion... Au fond de lui-même il aurait voulu pouvoir crier à ces crânes chauves en costumes de deuil, à ces épouses aimantes et dignes en chemisiers de soie, qu'il ne sentait rien, qu'il s'effaçait du monde, sans le vouloir et sans s'y opposer.
Tout était devenu futile après la mort de Lucie. Rien n'avait plus d'importance, tout valait également. Pas un mot dans une phrase qui méritât qu'il y attache plus d'attention qu'à un autre. Pas un pas dans la rue qui fût plus déterminant qu'un autre; celui qui le portait vers le portemanteau avait le même impact dans le cheminement de sa vie que l'enjambée du trottoir devant la boutique des pompes funèbres. Le même, c'est-à-dire aucun.

Voilà ce que signifiait ne plus rien sentir, devenir aussi informe que le quotidien des pavés gris de Paris, aussi lisse et impalpable que le ciel de plomb qui couronne les immeubles. Mais là, c'était différent. Il était simplement assis sur ce putain de canapé, à ne savoir que faire parce qu'il n'avait pas la volonté de finir un geste, pas la force d'achever l'une ou l'autre de ces deux options: se lever, ou rester là. A dire vrai, il restait là, oui, mais il le faisait sans vraiment le décider, comme s'il se trouvait dans un temps de latence, en attente de quelque chose de décisif. Oui, il lui manquait le point d'ancrage que constitue le mot de la fin, lorsqu'on fait ce que l'on dit...

Jérémy remuait tout cela dans sa tête, s'apprêtant sans en avoir conscience à faire un inventaire de la situation. Il avait décidé qu'il s'ennuyait: la preuve en était peut-être qu'il restait assis sur son canapé sans savoir pourquoi il l'avait d'abord fait, ni pourquoi il continuait à y demeurer, ni ce qui pourrait par la suite le déterminer à quitter cette place. Donc, ça, c'était l'ennui. Mais c'était différent de l'effacement du monde qui avait failli le prendre une fois. L'ennui était plus médiocre, plus bas. Rien à voir avec un mouvement pur et simple d'absence, celui du deuil ou de la prière, celui qui vous élève vers un au-delà, le passé et ses souvenirs... Jérémy se souvenait qu'Hugo avait dit, à ce propos, qu'il y aurait pire qu'un enfer où l'on souffrirait: ce serait un enfer où l'on s'ennuierait.
Jérémy appuyait-il ces propos?

Tout ce dont il se rendait compte pour l'instant, c’était que ces brouillons de réflexion lui donnaient mal au crâne. Il lui semblait être pris dans des vagues innombrables qui l'auraient balayé tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, si bien qu'il aurait fini par rester à la même place, tout le temps, mais sans être véritablement immobile, et sans pouvoir se dégager de l'emprise de cette étrange marée. Pas de barque, d'équipage, pas de timonier ni de capitaine; simplement son corps amorphe, à même l'eau tiède, ramolli et vacillant. Une immersion désagréable, trop agitée pour le repos, et trop calme pour être sublime comme les vraies tempêtes.

Il fut un temps, Jérémy aimait peindre, et écrire aussi. D'ailleurs, il aime toujours, c'est simplement qu'il ne prend plus le temps. Un jour, il avait ébauché sur une toile l'esquisse d'une marine, et la rencontre mortelle du récif et de l'esquif, le baiser glacial de l'eau sur deux corps sombres et sombrant. Il n'avait pas fini la toile, mais l'avait laissée dans le débarras, derrière la cuisine, sous une bâche blanche qu'il soulevait quelque fois pour admirer le chef d'œuvre en puissance, et dont il savait, sans vouloir se l'avouer, qu'il ne viendrait jamais à l'être. Une création mort-née. C'était peut-être un gâchis... Mais lui-même n'en était pas certain, personne ne pouvait l'être. Pouvait-on blâmer Monnet pour tous les tableaux qu'il n'avait pas peints? Mozart pour toutes les symphonies qu'il n'avait pas écrites? Jérémy pensait qu'il lui restait ce suprême droit de l'artiste, celui d'avoir toute maîtrise sur ses œuvres. C'était futile, bien sûr. Mais il s'en repaissait, comme d'une consolation. Cela expliquait certainement pourquoi il avait beaucoup commencé, rarement achevé.

Ses jambes commençaient à être engourdies. Il remua à peine, et les croisa. La droite sur la gauche. Il avait dans sa ligne de vision la fenêtre simple battue par la pluie. Il n'apercevait pas les éclairs car il faisait encore trop clair, mais il entendait distinctement les murmures rauques du tonnerre qui bourdonnaient au loin.
Et puis, par-dessus ce brouhaha lointain, un son d’une clarté irréelle, cristalline, vint superposer sa note vibrante à la réalité fatiguée. Quelqu’un avait sonné. Jérémy ne s’en rendit pas compte. Il était aux prises avec le cyclone de ses divagations, incapable d’en sortir ni d’en atteindre l’œil. Plusieurs minutes s’écoulèrent, à peine marquées du tic-tac de l’horloge. Jérémy sortit de sa torpeur, ou plutôt, il sortit la tête un instant de la masse dense et profonde dans laquelle il était engoncé, comme pour reprendre sa respiration. Et alors seulement le tintement de la sonnette parut lui parvenir, comme si le son avait dû parcourir des distances infinies pour arriver du vestibule jusqu’à ses tympans.

Et, oh fut-ce un miracle ?, Jérémy se leva, marcha calmement vers la porte, qu’il ouvrit. Il n’y avait plus personne derrière. En haut de l’escalier, une paire de chaussures, brunes, grande taille, bien cirées, demeurait sagement, sans propriétaire.
Et malgré cette absurdité, le temps continua son cycle éternel, et Jérémy…

Jérémy s’ennuyait. Il était assis sur le vieux canapé, dans le salon, et triturait d’un air absent les boulettes de pensées qu’il trimbalait dans sa tête pesante. Il lui sembla un instant qu’il s’était passé quelque chose depuis qu’il demeurait ici, assis. Un vague frémissement, le son d’un clairon dans l’air, et le bruit des gonds d’une porte qui tourne sur elle-même.
Mais cela n’était déjà plus qu’un rêve dont les bords effilochés disparaissaient au seuil de l’oubli.

mercredi 21 janvier 2009

L'oracle de ma vie

Chapitre XXIV

Il y a le livre, là, devant moi. Je le connais par cœur, j’ai poli et poli de mes mains sa couverture de cuir rouge, à tel point que parfois c’est ma peau que je sens sous sa peau à lui, sous sa carapace rigide et nue. Par endroit, des accrocs se sont faits visibles, comme si des dizaines de petites dents, aiguisées, avaient mordu dans la matière même du livre, dans l’épaisseur de sa tranche, dans le rembourrage des coins qui le rend grossier, destiné à un vulgaire usage.
Car quoi de plus vulgaire que de tenir le compte des jours que nous avons vécus, et de ceux qu’il nous reste à vivre ? Chacun d’entre nous le fait, même s’il s’en défend parfois. Nous sommes souvent taxés de narcissisme, nous les inquiets du devenir, nous qui ne pouvons nous empêcher de nous dédoubler pour mieux nous voir. Mais si l’on nous considère ainsi, c’est parce que l’on sait trop bien que ce que nous faisons peut être dangereux. Ce que nous croyons contrôler finit toujours s’emparer de nous.
Il y a le livre, là, devant moi. Il est ouvert à la dernière page et la bougie dont la flamme dort sans bruit, à ma droite, y jette un halo feignant qui le tache de jaune. Il n’y a que moi qui ne parvienne pas à dormir. Sans doute parce que, bien que j’ai crispé mes doigts sur la plume et que j’ai serré, serré mes lignes, mes intervalles, pour qu’ils prennent moins de place, je suis arrivé tout au bout. Certes, chacune de nos entreprises a une fin, et nous la posons souvent nous-mêmes, avec soulagement, pour nous débarrasser quand nous devenons las de nos amusements d’un temps. Mais cette fois l’issue me sera dictée, et je l’accepterai sans tergiverser. J’y ai cru trop longtemps, je me suis prêtée au jeu avec trop de ferveur pour accepter qu’on me dépossède ainsi de ce que j’ai créé, de ce livre et de ce qu’il contient, toute ma vie,
ce que je fus, ce que je suis, et ce que je serai.
Dehors la nuit est semblable à toute obscurité de printemps, légère et insouciante. Il me reste la place de conclure mon histoire, et pas davantage. Mes doigts tachés d’encre hésitent encore, je ne sais pas pourquoi. Il n’en peut être autrement, comprenez bien, il ne reste plus qu’une page. Une page pour mettre un terme à tout ce que j’ai toujours laissé en suspens, une page pour tout laisser brusquement retomber à terre. Une page pour une fin heureuse ou le coup de poignard d’une tragédie, sombre et fatal, déchirant la soie du pourpoint d’un trait élégant et souple. C’est à moi de choisir ce qu’il en sera ; ou plutôt, c’est à moi de faire mien ce qu’on m’impose déjà, ce que je vais m’imposer, là, maintenant, comme toutes ces choses que par le passé je me suis imposé de vivre, sans penser réellement à ce que je disais, à ce que j’écrivais.
Devant moi, donc, il y a le livre. Il y a la plume qui m’a toujours servi, et les taches sans forme et sans volume des objets autour de moi, qui n’ont pas d’importance car je ne les verrai plus longtemps. Je relis les dernières lignes que j’ai écrites, cela me semble des années et pourtant l’encre en est encore fraîche. Je fais durer mes dernières minutes.

Mercredi 21 janvier :
J’aurai une fin digne de mon œuvre. Puisque j’ai la certitude de pouvoir décider de mon devenir, je veux qu’il soit brillant, qu’il traverse la voute sans profondeur des cieux humains pour venir y loger un astre plus pur, plus intraitable que tous les autres, mon étoile, celle à laquelle je ne renoncerai jamais
.

J’ai acquis et j’ai perdu plus que je ne l’aurais jamais cru, en quelques mois, j’ai compris bien des choses. Et alors que je m’apprête à clore le chapitre de cette vie que j’aurai toujours devancée, alors que j’hésite, juste un instant, à refermer le livre, pourtant une sourde obstination me pousse encore. Il faut bien que la fin soit à l’image des débuts, pleins d’espoir et d’enthousiasme.
Il y a le livre devant moi. Et mes mots qui viennent en rejoindre d’autres pour tracer en pointillés la fin de mon existence. Elle fut belle, il n’y a pas de doute. Et puisque tout ce que j’écris n’est rien d’autre qu’une réalité future qui viendra immanquablement à se réaliser, je décide que ma mort le sera aussi, belle.

Deb a téléphoné. Je n’ai pas décroché, parce que j’étais occupée à régler mes comptes avec moi-même, avec le livre.

Le téléphone sonne. C’est Deb. Elle ne laisse pas de message sur le répondeur, mais c’est elle. Ce fut rapide. A mesure que mes prédictions se rapprochent de la grande question dont nous sommes tous habités, qu’y a-t-il après ?, elles se sont font plus brutales, et leur réalisation devient plus brusque. La réalité, confuse d’être ainsi à ma merci, déroutée de se voir dicter sa route par l’apprentie écrivain que je suis, se venge en hâtant les choses.

… parce que j’étais occupée à régler mes comptes avec moi-même, avec le livre. C’est tout un, la même chose. Devant moi il y a le livre, et juste à côté, le poignard repose sagement, sa lame d’onyx ne porte pas le reflet de la bougie qui dort, à ma droite. Je saisis le manche glacé. Mes doigts l’enserrent fermement, assurent leur prise. Je regarde l’instrument de ma mort avec un sourire de sagesse aux lèvres, avec bienveillance presque. Je l’ai choisi, après tout. Il m’est un fidèle compagnon, celui qui, le dernier, assistera mon ultime soupir.
Je plonge la lame, profondément, d’un geste ample, sans accélérer, sans ralentir non plus. L’entaille est large, elle barre ma poitrine d’une blessure sombre. L’humidité du sang imbibe ma chemise grise. C’est chaud. Je n’aurais pas pensé que ce soit si
chaud.
Il est venu, le temps de dire Adieu. Il me semble l’avoir déjà écrit cent fois, mais j’aime faire les choses dans les formes. Ce sera mon dernier caprice d’auteur, laisser une œuvre achevée, recherchée jusqu’aux frontières des territoires mortels.


Ca y est, je l’ai écrit. Mes doigts se saisissent brusquement du poignard. Je le veux, bien sûr, c’est moi qui l’ai décidé. Mais même si je décidais, brusquement, sans raison, d’oublier ce que j’ai appris ces derniers mois, que la volonté du livre est inévitable, je ne pourrais rien faire. Il m’est impossible d’échapper à la lame qui fend l’air comme il m’est impossible de ne pas voir l’entaille large qui barre ma poitrine d’une blessure sombre, de ne pas sentir l’humidité du sang qui imbibe ma chemise grise.
Cette humidité si chaude.

lundi 19 janvier 2009

Chroniques ulmiennes, 3. ETIENNE: "Tout comme lui, il avait le sentiment que leur relation était née de l'Inévitable."

"Invisible sauf pour ceux qui savent déjà où la chercher"? Mon cul, ouais! J'me suis baladé comme un con devant le NIR, à écarter les doigts dans tous les sens pour la dénicher, cette foutue porte. Sans rire, j'ai l'impression d'avoir la main palmée maintenant, tellement j'me suis démené!
Laurent et sa véhémence, qui fait sourire, parce qu'au fond on sait tous que ce n'est pas un mauvais bougre.
Salut, Laurent. La nuit a été bonne à ce que je vois?
Etienne ne lève pas les yeux du parchemin sur lequel il laisse aller ses ongles propres et ses phalanges délicates, qui, dans leur mouvement incessant, semblent lire à toute vitesse les signes tracés à l'encre noire se chevauchant sous les tâches et les déchirures des siècles. Il ne lève pas la tête, mais un mince sourire tend ses lèvres fines, suscité par une complicité qui n'a plus rien à craindre. Cela fait dix ans qu'ils ne se quittent plus, Laurent et lui; alors, non, vraiment, il n'y a plus à hésiter. La place d'ordinaire réservée aux embarras et aux maladresses a été définitivement comblée par une amitié volage, rieuse et insaisissable.
Putain mais t'écoutes un peu ce que je dis? Tu...
Laurent réprime une exclamation pourtant bien partie, et se prend en pleine gueule le regard vert sombre d'Etienne, sa figure brune et pas rasée, et son début de sourire qui se meut rapidement en fou rire.
Mais arrête de te foutre de...
Assaillis de bredouillements inintelligibles, les deux gamins de trente ans se laissent aller à rire en oubliant la syntaxe; ils se bidonnent, appuyés sur l'imposante table en bois massif qui sent la bière et la cigarette. Laurent donne une grande tape dans le dos d'Etienne, comme s'il pouvait par ce geste arbitraire chasser les hoquets et les rires qui parcourent le corps mince et musclé de son ami. C'est peine perdue, d'ailleurs Laurent n'a que trop besoin, maintenant, de ses deux mains pour se tenir les côtes...

Un peu plus tôt dans la matinée.
Etienne! Tu dois passer à la bibli, non? Tu viens avec moi?
Non, je peux pas, je dois passer prendre des trucs dans mon casier...
Typhaine soupire. Elle devrait se faire une raison, se résoudre à reconnaître l'inévitable inefficacité de son enthousiasme, mais elle ne peut réfréner ses envies perpétuelles de proposer des trucs aux gens. Malheureusement, ledit enthousiasme étant rarement partagé, elle se voit sans cesse obligée de traiter avec de petites désillusions, insignifiantes chacune à part, mais qui, amalgamées avec la grisaille de janvier, lui remontent comme une boule dans la gorge en fin de journée. Mais elle garde la certitude d'être dans son bon droit... Cela ne se fait pas de toujours dire non à tout!
Ses cheveux bouclés laissés libres de virevolter dans la brise matinale, Typhaine s'approche des portes vitrées du NIR. Elle entr'aperçoit Cléo qui, pas bien chaudement vêtue, arbore un air d'inquiétude mêlée de rêverie diffuse.
Cléo, ça va?
Cléo tourne la tête, par automatisme, murmure un vague "Bonjour" sans répondre à la question posée. Nous ne saurons jamais si elle a volontairement snobé Typhaine ou pas; il est trop tard pour lui demander, elle a déjà filé vers le Pot, sa carte ENS en main. Les bords plastifiées en sont déchirés et lui cisaillent les doigts.
Typhaine pourrait y voir un signe du destin. Elle n'a pas lu l'horoscope ce matin, mais on ne peut nier que deux abandons, même légers, en moins de quinze secondes, c'est un mauvais départ. Elle passe en coup de vent vérifier son maquillage dans la glace des toilettes, puis franchit la porte de la bibliothèque, et monte jouer à l'apprentie archéologue, soulever des couvertures poussiéreuses, s'enfouir sous des siècles de savoir, se délecter d'un oubli bien mérité de soi-même au profit des vies illustres des autres ; elle ne sait plus rien du monde parisien qui, dehors, se dandinant pour suivre le rythme d'une vie un peu trop rapide, un peu trop leste, s'apprête encore une fois à assurer la continuité des jours en raccommodant l'aube et le crépuscule.

Etienne a semé Typhaine. Il allume une clope qu'il fume lentement dans la cour du NIR. Il cache sa silhouette bien faite dans l'encadrement d'une fenêtre et aspire avec délectation les bouffées de nicotine qui le tapissent, à l'intérieur, de chaleur et de sérénité. Il est 9h10 à sa montre. Il lui reste un peu moins d'une heure avant de retrouver Laurent. Cette quête commence à lui peser, d'autant plus qu'il n'y a pas le moindre signe qu'elle doive finir un jour. Il craint surtout que Laurent ne parvienne pas à rester encore longtemps patient; il est sûr du moins qu'il n'attendra pas qu'ils aient épluché tous les vieux manuscrits d'ésotérisme de la bibli pour "péter son câble", comme il dit. Etienne n'a aucune envie de devoir à nouveau calmer son frère ulmien, ça le gonfle de devoir toujours se montrer raisonnable alors que Laurent a le privilège de l'emportement et de la disproportion.
Inspiration, relâchement, expiration. La cigarette se consume au ralenti, Etienne se perd dans des souvenirs aux teintes délavées, aux contours rendus flous par les défauts de la mémoire. Promo 1998, un septembre splendide où pas un nuage ne faisait concurrence au bleu du ciel. L'excitation de la jeunesse, oui, c'était encore la jeunesse et son flottement, son alanguissement un peu vantard, parfois sérieux, parfois ridicule, mais qui faisait tellement de bien... Première soirée organisée à l'Ecole, un vendredi soir, dans le vieux gymnase. Etienne connaissait peu de monde, mais la bière déliait vite les langues et les corps qui, après deux voire trois ans de prépa, attendait simplement le top départ pour s'élancer sur le dancefloor au rythme envoûtant de la soul, pour se mêler aux vibrations des basses et aux hurlements du rock. Très vite il n'avait plus compté les nouveaux visages et prénoms venus s'imprimer, brusquement et très vaguement, sur le front plissé de sa concentration; au final, il disait bonsoir à tout le monde, faisant mine, comme les autres, de maîtriser toutes les données de la situation, et évitait de se mettre dans des postures embarrassantes en cherchant - chose inouïe! - à appeler les gens par leur prénom. Et puis, Cendrillon étant rentrée chez elle, la salle se démenant toujours, pleine à craquer, Etienne avait senti sur son épaule se poser une main, poigne ferme, paume large. Il avait pivoté pour se retrouver face à face avec un mec à la peau pâle, au visage ovale marqué par une mâchoire fine. Pas de barbe. Regard clair, de couleur indéfinissable. Démarche assurée, tranquille, où l'on perçoit pourtant...
Moi c'est Laurent, avait prononcé l'inconnu au regard perçant.
S'il avait bu, cela ne se voyait pas. Ses pupilles seules tremblaient un peu, mais peut-être était-ce la lumière vacillante des spots et le martèlement de la musique qui les désorientaient.
Laurent? Euh...
T'as intérêt à t'en souvenir, vieux, parce que maintenant, toi et moi, on se quitte plus.
Etienne, suant l'alcool et la fatigue, s'était tout à coup demandé ce que foutait ce ténébreux dérangé au pied de l'estrade, à lui tripoter l'épaule et à lui promettre une vie de couple pour l'éternité.
Mais, je...
Parle pas, de toute façon t'es plus en état de dire quoique que ce soit que moi, ou n'importe qui d'un peu moins imbibé, puisse comprendre. Epargne-moi tes balbutiements, viens. Et puis, bon...
Laurent l'avait regardé encore une fois dans le fond des yeux - on aurait dit qu'il l'autopsiait patiemment, séparant les chairs des os pour parvenir, dessous, à coincer entre deux doigts quelque chose comme une sensibilité, une personnalité.
Bon, je te paie une bière. Ça peut plus rien te faire, là.
Et voilà comment tout ça avait commencé. Quelques chopes plus loin, quelques échanges joyeux dans la poche, et ils s'étaient retrouvés à traîner ensemble leurs grandes carcasses sur la piste poussiéreuse de leur scolarité; quatre années, à peine entrecoupées de brèves escapades à l'étranger où, même s'ils étaient séparés, ils continuaient de vivre ensemble et de tout partager. Et, au final, un poste à l'Ecole pour chacun des deux. Par la suite, Etienne avait souvent demandé à Laurent pourquoi, comment, au nom de quoi il s'était permis, ce soir là, au milieu de tous les autres, alors qu'il y en avait tant d'autres, de le choisir, lui. A chaque fois, Laurent l'avait regardé avec une certaine suffisance que ses haussements d'épaules ne parvenaient pas à masquer:
Est-ce que je te demande pourquoi tu fais ce que ton destin te destine à faire, moi? Arrête de me demander ça... Tu sais aussi bien que moi que ça ne pouvait pas être autrement.
Et de fait, même si cette réponse ne le satisfaisait jamais pleinement, même si Etienne détestait les tautologies et leur petit manège circulaire et creux, il se résignait la plupart du temps à donner foi aux paroles de Laurent. Parce que, tout comme lui, il avait le sentiment que leur relation était née de l'Inévitable.

C'était pas la peine de t'échapper comme ça si c'est pour me tomber à nouveau dessus, et cette fois me déranger dans mes apnées bibliophiles!
Ah, Typhaine... Je pensais pas que tu serais dans cette salle, sinon je t'aurais accompagnée.
Aïe. Bien sûr qu'Etienne n'a rien contre Typhaine, bien sûr que ça ne l'amuse pas de la planter toujours au seuil de la bibli, et de lui mentir en prétextant qu'il a d'autres choses à faire. Mais Laurent a été bien clair sur ce point - et d'ailleurs Etienne ne peut pas nier la pertinence de sa mise en garde : il est hors de question que quiconque vienne à découvrir ce sur quoi ils travaillent, et la raison pour laquelle ils vident progressivement, par des moyens plus ou moins légaux, la bibliothèque de ses ouvrages les plus anciens et les plus mystérieux... Alors, même si cela l'oblige parfois à adopter la misanthropie intermittente de Laurent, Etienne se plie aux règles. Pourtant il l'aime bien, Typhaine. Sa maladresse, sa douceur, et ses fossettes qui rigolent sous ses yeux sombres lui mettent du baume au coeur quand il sent la vie s'étriquer autour de lui.
Désolé, j'ai quelque chose à emprunter, je repasse peut-être...
T'inquiète pas, j'ai pas l'intention de te pourchasser entre les rayonnages! D'ailleurs, si tu ne veux pas me dire ce que Laurent et toi vous vous obstinez à chercher, c'est pas grave, ça ne me regarde pas. Simplement, ne me prends pas pour une idiote, Etienne.
Maligne, l'excentrique Typhaine. Etienne laisse un sourire affleurer sur ses lèvres. Bon, il ne lui dira rien, c'est clair, mais tout de même il peut...
Typhaine?
Oui?
Etienne, qui avait déjà fait quelques pas pour passer dans la salle 6, revient vers la jeune femme et pose ses deux mains sur le bord de la table qu'elle a recouverte, sans ménagements, de livres et de feuilles manuscrites.
J'ai deux places pour aller voir Le songe d'une nuit d'été, à l'Odéon. Ça te dit?
Typhaine cligne des yeux, son coeur se rue hors de sa poitrine comme s'il voulait se frotter au torse d'Etienne, plus près, le frôler, sans le vouloir, sans faire exprès... Elle s'entend répondre:
Avec plaisir! Pour une fois que tu renonces à m'échapper...
Aïe. Humour, humour, quand tu nous tiens. Tu es sûre que c'était nécessaire, ta blague un peu lourde, ma belle? Bon, peut importe. Etienne ne s'en embarrasse pas, regarde, il est déjà parti vers sa quête infernale, et toi, tu n'auras pas assez de toute cette journée pour te remettre de tes émotions. C'est ça, replonge-toi dans tes grimoires...
Et calme-moi ce rythme cardiaque!

Chroniques ulmiennes, 2. CLEO: "Un vague sourire aux lèvres, le ventre noué et les pupilles tremblantes."

Il est tôt.
Trop tôt pour songer à ces choses-là, à ces enluminures de naïveté, à ces dentelles de rêveries. Les rares autochtones qui serpentent sur le circuit sont encore à moitié avachis dans leur fringues, l'air défait, les cheveux dressés sur la tête comme si l'Ecole avait brusquement été mise en apesanteur. Du Pot s'échappent des odeurs alléchantes, café, croissant ou jus d'orange. Même ces filaments parfumés, invisibles, qui mènent les élèves par le bout du nez, les guidant miraculeusement de leur chambre jusqu'au buffet sans passer par la case Départ et sans toucher 20 000, donnent le sentiment de composer un ensemble ébouriffé et hirsute.
C'est le matin des endormis qui daigne se lever sur la Courô.

Quelle est donc cette jeune fille qui se permet de juger de haut les réveils difficiles de ses compatriotes?
Derrière une vitre embuée où les arabesques de givre rappellent le flot de la fontaine frileuse, on voit un visage pâle où s'écarquillent deux grands yeux, dans lesquels tourbillonnent deux pupilles, frénétiquement, sans parvenir à dompter leur impatience.
Mais qui ne le serait, impatient, dans cette situation? Le beau Laurent vient de rentrer sur le terrain. Terrain piégé, non pas tant parce que la Courô, blanche, douce, et casse-gueule, a apprêté ses joyeuses farces et ses gamelles, mais surtout parce que Cléo, là, derrière la vitre, a tissé les moindres recoins de la cour de ses regards clairs.

Laurent ne daigne pas s'apercevoir qu'on l'observe. Cela fait des semaines qu'il ne daigne s'apercevoir de rien. Cléo ne pense même pas à choisir le désespoir. Tant qu'elle le verra, une fois, deux fois, plusieurs fois par jour, marcher tout près... Tant qu'elle le verra, lui, sa silhouette élancée, faite pour traverser le monde vêtue d'élégance, de simplicité, de perfection... Tant qu'elle pourra se nourrir de ces brefs éclats, de ce visage aperçu au coin d'un couloir, elle continuera à porter sa croix, un vague sourire au lèvres, le ventre noué et les pupilles tremblantes.
Amoureuse, et fière de l'être.

Elle n'en perd pas une miette, la Cléo. Ses lèvres roses, raidies par le froid, se cachent dans son écharpe. Son regard bleu-vert, noyé dans la blancheur qui l'environne, colle aux pas de l'homme en noir, à la chemise kaki, comme pour le retenir et entraver sa marche. Il faut croire que l'insistance d'un regard peut être plus néfaste qu'on croit.
Laurent, qui allait d'un bon pas contourner le bassin aux Ernests, glisse, opère une translation non maîtrisée vers l'ovale sombre, sa main droite tentant de se rattraper à une rampe imaginaire, sa jambe opérant un décalage brusque et inhabituel... Cléo entrouvre la porte qui donne sur la Courô, celle à gauche quand on regarde vers le NIR, celle en face quand on traîne près du CEA, celle à droite quand on sort du COF... Elle la pousse juste une seconde, le temps pour elle de lâcher un soupir, le temps pour les deux filles, à droite, de pouffer dans leurs foulards en soie, le temps pour Laurent, en face, de maudire le Grand Architecte du monde et de lui intimer l'ordre de le laisser poursuivre, debout, et sur ses deux jambes, sa route vers la cour du NIR.
Les prières sont exaucées, les injures efficaces. Cléo laisse la porte retomber sur son visage impassible, tendu. Elle se dirige vers la K-fêt, suivant toujours du regard, à travers les vitres, Laurent qui, sombre, avec ce je-ne-sais-quoi d'arrogant et de mystérieux, salue vaguement un professeur, et se rend dans la salle des casiers.

Elle se replie au fond, près de l'entrée de la cafétéria, près de l'escalier qui mène en K-fêt, parce que non, ce n'est pas la même chose, et le voit sortir à nouveau, se dirigeant vers elle. Que peut-elle bien lui trouver? Laurent doit avoir une trentaine d'années, il n'est ni trop grand, ni trop petit, porte un costume sombre, une chemise kaki et une sacoche noire à fermetures argentées. Visage ovale, dont les angles sont marqués par une mâchoire fine. Pas de barbe. Regard clair, de couleur indéfinissable. Démarche assurée, tranquille, où l'on perçoit pourtant, dans le mouvement de la main droite, saccadé, énervé, une tension invisible au premier abord, quelque chose prêt à éclater.

Cléo se mord les joues. Bah oui ma belle, ce sont des choses qui arrivent. A force de le filer comme ça depuis des jours, tu allais forcément finir par te retrouver sur sa route, il allait forcément finir par t'arriver droit dessus, comme ça, comme maintenant, comme le Titanic sur son iceberg, sans pouvoir t'éviter... Tu vas te faire broyer, ma petite. Ton coeur de plume et de gloss va gicler, pressé par le refuge d'un sourire sur ce visage qui se donnera jamais. La petite fantaisie dont tu décores pour l'instant ta vie va te coûter trop cher pour ne pas laisser de traces sur la matière molle et blanche dont tu es faite, rêveuse et pleine d'espoir...

Un petit lutin tire sur la manche de Laurent. Cléo ne voit rien, elle a les paupières baissées, elle ne sait pas pourquoi, peut-être que ce serait trop dur de voir qu'il ne voit rien. Quoiqu'il en soit, un petit lutin tire sur la manche de Laurent. Ce dernier s'arrête, l'humeur massacrante qui marque ses traits demeure mais on y voit surgir les élans étonnés de la surprise et de l'abasourdissement, comme des cercles concentriques venus affleurer sur sa peau pâle. Il se penche vers les carreaux opaques, ses lèvres forment des mots que Cléo n'entend pas... Elle ne sait même pas qu'il les a prononcés. Elle triture le bas de sa manche en faisant les cent pas devant l'entrée arrière du Pot. Elle triture le bas de sa manche en attendant que quelque chose change. Elle triture le bas de sa manche en ayant peur que tout ça change.

Laurent reprend sa route. Les éclairs imperceptibles d'une émotion violente parcourent son être entier, mais c'est à peine s'ils altèrent sa démarche toujours tranquille, et assurée. Pourtant, qui le connaît bien saurait qu'il n'a pas pu se tromper. Alors c'est donc cela, il aurait recommencé...

Cléo lève la tête. Il arrive. Il s'apprête à passer devant elle, elle s'apprête à le sentir plus près, encore plus près, elle pourrait presque le frôler, sans le vouloir, sans faire exprès. Il ne voit rien, il a la tête pleine d'un mirage dont personne n'a idée, et dont tout le monde se fout. S'ils savaient... Mais Laurent pile net devant Cléo, sans remarquer ses petites joues pâles colorées par un sourire, ses pupilles tremblantes et le bas de la manche, qu'elle triture. Non, il étouffe simplement un juron, jetant un regard noir à ce monde qui semble contrecarrer ses plans. A la gauche de Cléo, en haut de l'escalier de la K-fêt, une silhouette de jeune fille, cheveux roux, talons hauts, fait fuir le beau Laurent et sa misanthropie matinale. Il fait demi-tour, brusquement, sans prévenir, sans prévenir... Elle n'avait pas prévu ça, la douce Cléo, d'ailleurs elle ne comprend. Tout ce qu'elle a vu, c'est Laurent avancer vers elle, se figer un instant, une rage disproportionnée plaquée sur le visage, puis partir, partir, sans raison, sans rien...

Salut ma grande!
Cléo pivote. Devant elle, Esmeralda en personne. Non, ce n'est pas une blague, elle s'appelle comme ça. Il faut croire aussi qu'elle a tout fait pour coller à son prénom. Grande, belle, naturelle, en courbes et en déhanchés, gracieuse. Esmeralda, qui la salue.
... Salut.
Comment ça va? Pas trop dur?
Esmeralda lui pose des questions banales, sans intérêt. Cléo n'a plus en tête qu'un homme qui a quitté sa route, l'a snobée et réduite à l'inexistence. Ça lui fait mal, à la Cléo, on peut comprendre.
Et l'autre, là, la fille parfaite, qui pousse son baratin comme un cadi poussif, au milieu des rayons enneigés de la Courô!
Pourtant, si Cléo avait fait plus attention, elle aurait peut-être compris ce que moi j'ai compris. Si elle avait levé les yeux, regardé Esmeralda, passé outre sa beauté, son aura, sa sensualité, elle aurait vu son regard tendu, prêt à claquer à la moindre torsion, poursuivre Laurent jusqu'aux tréfonds du 45.
Et elle aurait alors compris que son idéal masculin avait un autre chasseur à ses trousses.

Chroniques ulmiennes, 1. LAURENT: "L'hypocrisie en dosettes, il a toujours du mal à avaler."

Il saute à bas du muret.
Laurent, tu vas où? Hé!

Il bouscule un arbuste aux branches nues, manque de shooter dans un corbeau qui se dore la pilule sous une farandole de philosophes stoïques, aux visages anoblis par l'usure de la pierre. Bordel! Il a neigé ici aussi! Il manque d'aller embrasser les Ernests dans l'eau stagnante du bassin, via la ligne TGV-verglas qui traverse la Courô. Ses talons crissent, sa main droite tente de se rattraper à une rampe imaginaire en brassant l'air glacé du matin, sa jambe opère un décalage brutal et inhabituel... Les secondes ralentissent, lui tombent une à une sur la tête comme des aiguilles de givre. Finalement tout se fige, un équilibre précaire semble lui accorder sa grâce. La gamelle a été évitée, pas le ridicule.
Les deux poupées au teint de porcelaine, dans l'encadrement de la porte, le regardent en rigolant. Il leur ferait bouffer leurs jolies dents d'ivoire...

Considérant la mauvaise humeur comme une des attributions divines qui, de droit, lui reviennent, Laurent fusille du regard le prof maussade, celui qui fume une clope depuis longtemps éteinte, en suant par tous les pores un ennui navrant.
Non, ça, c'est à moi... T'as qu'à sourire, comme tout le monde. T'auras l'air con, j'aurais l'air de mauvais poil, mais au moins je serais le seul.
C'est bête, parce qu'il le connaît ce prof. Du coup, sa grande tirade reste coincée au fond de sa gorge, à se débattre entre éructation et déglutition. De toute façon, les mots n'auraient pas pu franchir ses lèvres; reste de self-control ou décongélation des cordes vocales en option? Peu importe, Laurent s'avance sous le regard vicieux de la cigarette consumée; il fait un signe de tête, qui ne veut rien dire, l'essentiel étant que l'autre puisse y trouver ce qu'il y cherche. Le prof en costume fripé doit y saisir un bonjour, ou un quelconque signe de familiarité amicale.
Mon cul, ouais... L'hypocrisie en dosettes, il a toujours du mal à avaler.

Des microbes, des éternuements, batifolent joyeusement sur le seuil du bureau COFien. Laurent pratique le slalom aléatoire, il finit donc par se heurter à des pensées désagréables... Programme d'études, partiels.
Salut!
Salut! Ça va?
Ouais, et toi?
Ça va.
A couper au montage, sans intérêt. Pas une seule lueur d'attention dans les flaques fatiguées des iris. Les gens s'en foutent, alors pourquoi leur jeter à la face leur propre médiocrité? Non, décidément, à couper au montage.

Laurent regarde au fond du casier les ténèbres qui gigotent. Il attend quelques secondes comme si elles allaient lui pondre une lettre, une brochure ou un prospectus. Non, rien. C'est définitif, la journée sera placée sous le signe de l'absence.
Il en prend son parti. Pourquoi se prendrait-il la tête avec ce qui lui manque? Il se la prend déjà bien assez avec ce qu'il a. Derrière les vitres embuées, dehors, il aperçoit fugitivement un vide qui ondoie. La zone brouillée se déplace allègrement vers le CEA, couronne un instant la fontaine et se fond dans les vapeurs de neige, de l'autre côté. Plus rien. Mais c'est bien plus que du rien!
Putain, j'y crois pas!
Laurent parle tout seul, il n'a pas pu se tromper. Sans rire... vous y croyez, vous, à cette apparition? ou plutôt, à ce vague brouillage de l'air, une seconde, l'instant d'un battement de cil? à ce balbutiement de la lumière, sans gêne, autour d'une silhouette humaine? Parce que Laurent y croit, lui. Et que vous ne pourrez pas lui ôter l'idée de la tête. Alors c'est donc cela, il aurait recommencé...

Bon sang, c'est à croire que l'antique monstre du 45 l'empêche de penser en rond ! Une autre connaissance se profile dans l'escalier de la K-fêt. Merde... Mais enfin, pas d'inquiétude. L'esquive est toujours possible; il y a dans l'atmosphère cette liberté qui se faufile par les interstices du microcosme ulmien, il y a les résolutions de début d'année qui piaillent encore un peu, et surtout, il y a les ressources dont Laurent dispose, parce qu'il sait bien que si on a commencé par parler de lui, c'est qu'il aura un beau rôle, et peut-être même le droit de figurer au générique. C'est déjà bien. On ne peut donc pas se permettre de griller la cartouche de son personnage en l'obligeant à se confronter, dans le ring des dialogues blasés, à tous les individus circulant sur le Carré central.

Alors, forcément, la solution lui tombe tout cru dans le bec. C'est à croire qu'on veut faire de lui le héros de la farce...

Dans la cour où barbote le vaisseau en perdition du NIR, Laurent s'avance. Sa silhouette filiforme s'imprime sur l'onde ensoleillée qui baigne le bitume. Il appuie quatre de ses doigts près de l'encadrement d'une fenêtre, avance d'un pas. Les chaises chromés de la cafétéria, qui prennent leur bain de soleil, jettent des regards curieux vers sa chevelure sombre, sa chemise kai et sa veste noire. Elles se seraient frotté les yeux, si elles en avaient eu. Oh, bien sûr, personne d'autre n'a rien vu.
Et de fait, il n'y a plus rien à voir. La chevelure sombre, la chemise kaki , et la veste noire, ont disparu sans laisser de traces. Ou plutôt, sans laisser d'autres traces qu'une marque brune qui court sur la façade, et dessine autour des carreaux une porte de grande dimension, à la dégaine toute médiévale, presque invisible à l'oeil nu...

Invisible?
Sauf pour ceux qui savent déjà où la chercher.

Thomas Lermand, 3. "Les terribles aventures des héritiers Lermand virent le jour ce matin-là."

Les heures passèrent. Leur douce exténuation acheva le jour qui se colorait en mourant sur l’horizon. Le bruissement des rues, le souffle court et rauque de Rodolphe et les battements de cœur de Thomas composaient la musique du soir. Suspendu au bord de l’existence, un rythme sourd accompagnait le ralentissement des choses. Il était temps de rentrer. Thomas releva la capuche de sa veste sur la masse sombre de ses cheveux bouclés et replia les doigts du vieux au creux de sa paume sèche. Il le bénit en silence et, s’éloignant, le laissa rejoindre, derrière le claquement de ses pas sur le pavé, le grand tic-tac du monde qui s’endort.

Le lendemain matin, lundi vint au monde en nouveau-né aux joues roses et au parfum d’automne. Thomas se prépara rapidement. Au moment de franchir le seuil, il croisa vaguement, dans le miroir de la porte d’entrée, un visage pâle mangé par une barbe de quelques jours. Passant un doigt sur ses joues creuses, il se sentit étranger à cette peau qui fuyait le moindre contact. Il portait son visage comme on porte un vêtement, avec aussi peu d’intimité, mais sans autant de liberté. Les rares sourires qui venaient parfois se poser sur ses lèvres fines, quand au travers d’une vitrine il croisait une beauté inconnue, quand au travers d’une foule il frôlait le bonheur d’un autre, quand au travers de son indifférence il se heurtait au monde, n’étaient pas les siens ; ils passaient sans s’arrêter, ils avaient l’éphémère d’un mouvement de surprise qui, au final, ne lui appartenait pas. Mais il continuait quand même à vivre comme ça, à côté de ses pompes, à côté de lui-même, sans pouvoir s’appartenir, sans pouvoir se fuir non plus.
Une vibration ténue lui chatouilla le torse ; il dégaina son Samsung ™ antique. Anthéra, craignant qu’il ne soit resté dans les bras de ses oreillers, lui rappelait leur rendez-vous. Thomas sortit et, à grandes enjambées aériennes, tailla dans l’écume grise des débuts de semaine.

— Salut, comment tu vas ? Je suis navrée de t’apprendre que ta légendaire non-ponctualité est en passe de devenir une rumeur mensongère. Tu es parfaitement à l’heure…
Anthéra. Son sourire si naturel, le pli moqueur de sa bouche au coin, là où toute la douceur du monde cherche à se lover. Anthéra, sa longue chevelure noire et argentée, et ses poignets menus, aux os saillants. Ses cils sombres où transparait le bleu délavé d’un regard rêveur, et ses joues creuses, aux angles brutaux, comme les siennes… Anthéra, sa cousine.
— Salut Théra, content de te voir. Tu as été mal intentionnée, avec ton SMS matinal, ajouta Thomas en s’essayant à l’humour.
Pour elle, il était prêt à faire des efforts.
— Oncle Thomas ! Oncle Thomas !!
Un petit être hirsute de huit ans vint se jeter dans ses bras, agrippant son blouson de cuir brun du bout de ses ongles sales. Benjamin, le fils d’Anthéra.
— Ben ! Comment tu vas mon grand ? Bon, je vais pas te mentir… tu n’as pas vraiment grandi. Encore que… murmura Thomas en retenant un rire devant le désappointement qui se peignait sur la figure de son jeune interlocuteur.
Lui ébouriffant la tête, il laissa aller sa joie de revoir son neveu.
— Je plaisante, gamin, je plaisante. Tiens, laisse-moi rentrer quand même, il gèle dehors.
— Oncle Thomas, j’ai quelque chose à te montrer, il faut que tu viennes voir, il faut que tu montes ! J’ai un nouveau déguisement !
— Mon chéri, demanda Anthéra, pourquoi ne viendrais-tu pas avec nous dans le salon ? Tu pourrais te déguiser et nous faire peur autour d’un chocolat bien chaud…
Intérieurement, Thomas remercia Anthéra de ne pas lui proposer d’Earl Grey. Tout ce qui approchait de près ou de loin la couleur bleue des sachets à l’odeur de bergamote lui rappelait la demeure maternelle.

Une demi-heure plus tard, Anthéra et Thomas se trouvaient prisonniers d’un dangereux corsaire sur une île déserte dont personne ne connaissait l’emplacement sauf ceux qui savaient déjà où elle était. Le capitaine Ben l’Affreux les avaient capturés après le naufrage du navire sur lequel ils faisaient la traversée depuis les Antilles jusqu’à Londres. Il ne leur avait laissé, pour survivre jusqu’à son retour, qu’un thermos de chocolat et un journal de bord qu’ils devaient tenir à jour pour livrer à la postérité les secrets de leur longue et terrible agonie.
Ligotés au canapé de velours noir par un vieux foulard appartenant à la jeune femme, Anthéra et Thomas prirent leur situation très au sérieux. Ce dernier avait l’âme d’un poète, du moins c’est ce que décida sa cousine. Ce fut lui qui prit la plume.
Les terribles aventures des héritiers Lermand virent le jour ce matin-là.

Lundi 13 *** : Cela fait trois jours que nous avons été abandonnés sur l’Île. Le naturel optimiste d’Anthéra, ma cousine, a été entamé ; et moi, Thomas Lermand, descendant d’une si longue et si fertile lignée, je crains de n’avoir plus que quelques jours pour achever ce que la vie m’avait promis, à la naissance, d’exploits et de réussites. Ben l’Affreux n’a pas encore mis sa menace à exécution, mais il n’y a pas de doute qu’il sera de retour sous peu, à la tête de son armée de brigands ; aucun doute sur le terrible sort qui nous attend : la mort sur ce caillou désertique et brûlant, ou l’esclavage sur un navire revenu de l’Enfer lui-même. Je ne puis rien faire. Nous attendons, l’un contre l’autre, à l’abri des palmes immobiles, dans la chaleur étouffante, tâchant de ne songer ni à la faim qui nous tord l’estomac, ni à la soif qui nous brûle les lèvres. Je voudrais rassurer Anthéra mais je ne sais quoi lui dire.
Contre son épaule, Thomas sent le menton de la jeune femme qui se penche sur la feuille pour y lire les quelques lignes qu’il vient de gribouiller.
— Ajoute un peu de fantaisie… Après tout, tu as le droit d’écrire ce que tu veux.
Thomas acquiesce en silence, respirant le parfum de ses cheveux. Lui qui n’aime pas qu’on le touche, ni même qu’on le frôle, il ressent un bien-être profond au contact de cette silhouette élancée, arquée sur la sienne pour s’y confondre le temps d’un amusement d’enfant. Au milieu du salon dont toutes les plages, c’est-à-dire les portes, sont gardées par un Benjamin hurlant, en costume de pirate, le sabre (en plastique) à la main, il imagine qu’il s’abandonne à une solitude autre que celle qui habite ses jours, une solitude qu’elle partagerait avec lui. Passant la main dans l’argent de ses cheveux, il reprend le récit de leurs misères. Le froufrou des vagues résonne à ses oreilles…
Mardi 14 *** : Ce matin j’ai vu courir un poulet ; sa forme ocre se détachait difficilement sur le coloris sable des dunes, mais j’ai pu l’attraper. J’ignore d’où l’On nous envoie ce volatile ; je veux y voir un signe, peu mystique, mais qui a du moins l’incomparable atout de nous servir vraiment à quelque chose. Nous avons pu nous restaurer et reprendre des forces. Il a plu un peu la nuit dernière, ce qui a rempli nos gourdes. Même si nous gardons espoir, l’uniformité de chaque minute qui passe nous pèse horriblement. Nous sommes trop faibles pour partir en éclaireurs découvrir le pays inhumain qui désormais nous abrite.
Pourtant, je me souviens d’un instant magique ce matin où, bercés par les embruns, nous nous élançâmes d’un commun accord vers l’azur liquide de la mer. La baignade fut délicieuse. Les longs cheveux d’Anthéra étaient d’un noir luisant ; leur épaisseur attira mes doigts qui ne purent s’empêcher de s’y mêler, fascinés par leur matière soyeuse. Théra déposa un baiser sur ma joue ; seule une ombre de tristesse voilait l’insouciance de nos ébats marins.
Thomas embrassa le front de sa cousine qui respirait doucement au creux de son cou. Elle ne dit rien, mais son silence valait encouragement. Benjamin continuait de s’agiter, mais il semblait si loin… Leurs mains se lièrent, naturellement, au moment où une vague d’inspiration, plus puissante que les autres, éclaboussa les corps des naufragés qui attendaient sur la plage.
Jeudi 16*** : L’accomplissement de notre destin approche. A l’horizon se profile la silhouette du Fantôme, le navire de capitaine Ben. Il revient nous chercher. La proue fend fièrement les dentelles d’écume au sommet des vagues ; la brise s’est levée, la mer a pris des teintes sombres, comme si les éléments eux-mêmes nous poussaient vers notre sort. Je retiens mon souffle, j’empêche ma poitrine de trembler ; Anthéra, dans mes bras, a les yeux fixés sur l’horizon. Nous avons peur, mais au moins nous sommes ensemble.
Il se produit quelque chose, je ne sais pas. Je ne comprends pas. La coque du Fantôme tressaille sous la caresse des flots. Au milieu du pont, une immense crevasse vient d’apparaître. Les ombres des matelots y disparaissent, avalées par l’Océan. Le mat central se plie aussi aisément qu’une tige de blé ; le craquement qui suit sa chute est effroyable. La carcasse du navire est encore à des centaines de mètres de nous et pourtant l’ouragan qui s’abat sur elle semble faire rage au-dessus de nos têtes. Le vent fouette nos visage, le sable se lève, on ne voit plus rien, on n’entend plus que des râles horribles, au travers des amas de planches, d’algues et d’écume qui sombrent peu à peu au loin, tout près, autour…
Il n’y a plus rien. L’Île a digéré les déformations du paysage ; plus de navire, plus de corsaires, plus de vagues. Rien qu’une mer à la peau lisse, à l’apparence tranquille, une mer traîtresse qui cache ses cadavres dans les plis de ses robes fluides. Anthéra n’a pas dit un mot depuis le naufrage. Nous nous enlaçons pour ne pas penser, pour ne pas comprendre…
Nous n’avons plus aucun espoir de quitter cet endroit. Nous sommes abandonnés.
Anthéra se recroqueville davantage contre le torse chaud de Thomas, où leurs deux cœurs s’emballent. On dirait qu’ils se resserrent pour affronter la sentence, s’abandonnant l’un à l’autre pour guérir de l’abandon.

Thomas Lermand, 2. "Contredire un fou, c'est s'exposer soi-même à perdre la raison."

Le monde est chiffonné par l’humidité ; sous l’averse, les contours des êtres et des lieux n’ont plus de rigidité, ils se plaisent à couler dans le flot d’une indifférence, se débarrassent de leurs carcans de perspective. Une silhouette bascule au balcon. Thomas sent la rambarde de fer mordre au creux de son ventre lorsqu’il s’appuie pour chercher une dernière résistance dans le réel dilué par la pluie du soir. Il souffre, ces derniers temps, des lacunes de son quotidien, qui, en plaies trop lâches, distendent le tissu des jours. Ce qu’il lui faudrait, c’est quelque chose de nouveau, une inspiration stupide, un acte gratuit et dérangé. Dérangeant. Comme un coup de poing inutile sur la table au velours rouge où la vie joue au poker et où nous jouons les cartes. Thomas sait qu’il doit tout miser, sans compromis, sans hésiter. L’ombre d’une folie qu’il ne se décide pas à faire l’obsède ; il la suit comme on marche derrière un spectre qu’on n’ose pas regarder en face.
Une larme, plus aventureuse que les autres, plus ignorante sans doute, dépasse le promontoire du nez, frémissant à peine au moment de basculer dans l’abîme. Thomas voudrait pouvoir se croire invincible comme elle. Serrant ses deux mains engourdies par le froid l’une contre l’autre, il se prend à espérer une étreinte, un contact tout au moins. Une blessure, un affront. Un combat de rue, sans règles, tout en impulsivité, avec sa propre vie. Mais la seule chose qui, autour de lui, s’apparente à une attaque, c’est la voix de sa mère qui soudain l’arrache à sa rêverie. Sa pensée, tendue comme un fil de soie qu’on déroule avec peine, se brise. Les éclats de sa conscience viennent joncher la rue, en bas, se heurtant dans leur chute aux corolles noires des parapluies.
Thomas, ta cousine au téléphone, elle voudrait te parler ! crie Raphaëlle Lermand.
J’arrive, deux minutes, répond Thomas.
Le son de sa propre voix le fait sursauter ; les mots sortent avec peine de ses lèvres, sont rauques et bossus, comme s’ils avaient été déformés par la réticence de Thomas à les prononcer. Ce dernier convient en lui-même qu’il n’a pas moralement le droit d’infliger pareille déformation au lexique. Silencieux et immobile, son regard dérive sans raison du côté du vieil escalier de service qui passe près du balcon. Avançant la main, Thomas frôle de l’index la rouille des ans, qui refuse de se détacher ; la pluie l’a amollie. Lui aussi se liquéfie dans cette atmosphère où pétillent les gouttes. Il saisit plus fermement la barre de fer, enjambe sans trop de mal la rambarde du balcon, et disparaît rapidement dans l’entrelacement des marches. Cela fait longtemps que ses jambes l’ont porté ailleurs lorsque Raphaëlle Lermand, qui a repris comme si de rien sa routine téléphonique, s’aperçoit qu’il a disparu. Notre héro a couru dans le flou du paysage pour y être englouti.

Près du domicile des Lermand, deux rues plus loin sur la droite quand on remonte vers la station M***, il y a un parc de taille honorable, assez grand pour permettre aux volatiles de toutes plumes et aux promeneurs de cohabiter sans grand embarras. Parmi les habitués, il y a un pigeon albinos, qui n’a pas de nom, et un vieil homme qui a troqué nos phrases gonflées de sens pratique pour la poésie des fous et des naïfs, et qui a pour nom Rodolphe. Cette rubrique n’ayant évidemment aucune visée ornithologique, on peut penser que le pigeon blanc n’a rien à faire ici, et qu’il est plus approprié de reporter notre attention, un peu désaxée par cette dernière phrase, sur la personne du vieux Rodolphe. Mais, chers lecteurs, c’est que votre logique imparable serait capable de détruire les ressorts romanesques que sont l’inconcevable, l’absurde, ou le non-sens ! Car c’est l’immaculé pigeon qu’a suivi Rodolphe quand il a décidé de faire du Parc sa nouvelle demeure…

Thomas marche sur un petit nuage, mais une telle marche est malaisée. Il serait plus exact de dire que Thomas se prend les pieds dans la brume vaporeuse qui gicle des égouts parisiens, trébuchant sur les bordures quand les deux extrémités de son propre pied, orteils et talons, n’arrivent pas à se mettre d’accord sur l’aire d’atterrissage : caniveau ou trottoir ? Thomas se dirige vers le Parc, sans le savoir ; seul le narrateur ici présent peut prévoir (avec orgueil ?) ce qu’il adviendra des personnages qu’il fait dériver le long des lignes et des pages. Mais ledit narrateur préfère encore être surpris…
Sans prévenir, Thomas fait un écart. Sa trajectoire, qui prenait les allures souples et indéterminées des flâneries, marque cette fois-ci un angle brutal, sans cause apparente. Les pas de Thomas s’émancipent du tracé rectiligne des rues parisiennes ; ils viennent à danser au milieu de la route, zigzagant entre les voitures et les longues fissures du sol, sur lesquelles il ne faut surtout pas marcher. Cette démarche donne aux membres fins du jeune homme une autonomie étonnante, comme si leurs volontés multiples et discordantes parvenaient, tour à tour, à se faire entendre, pour disparaître immédiatement sous d’autres injonctions. La tête tourne à droite, le doigt se tend vers la gauche. Un quart de tour sur soi-même, quelques enjambées à reculons, un sourire à quelqu’un qu’on aperçoit de dos, très loin.
Thomas trouve un réconfort dans cette invraisemblance des mouvements ; ça n’a pas de sens, et pas besoin d’en avoir. Pourtant, il lui manque encore quelque chose. Quoi ? Peu importe, il est arrivé. Plus besoin de mimer, désormais… Il devient disciple discipliné.

Il pousse la grille qui mène au Parc, et, tout naturellement, vient s’asseoir auprès de Rodolphe. Ce dernier lui sourit, comme s’il l’avait attendu. Thomas connaît Rodolphe depuis une dizaine de mois ; enfin, le connaître, c’est beaucoup dire. Simplement, il aime écouter ses mots qui fusent, sans retenue, un peu n’importe où ; il admire cet art de l’inconsistance, lui qui cherche tant à se dégager sans jamais entièrement y parvenir.
Alors, gamin, t’as pris la grande montée ? Fais gaffe à pas aller trop haut. C’est sous les nuages qu’on est le plus emmerdé, quand les franges de leurs bedaines nous grattent la tête… D’ailleurs, ajoute le vieux, y’en a qui peuvent plus se décoller de là, après. Gonflés de satisfaction, et grisâtres. Pas de quoi donner envie.
Personne ne passe plus dans le Parc. Plus personne ne sait la beauté du dépouillement d’automne, quand les arbres se déshabillent, quand les bancs sont délaissés par les familles pour accueillir les sans-abris et les poètes. Rodolphe n’a pas quitté le parc depuis trois ans. Il le connaît comme sa poche ; bien sûr me direz-vous, ce n’est pas si grand que ça. Oh que si, c’est immense… C’est l’espace infini de la liberté de penser, de rêver, d’inventer. Les doigts noirs des branches nues ne nous montrent pas le ciel, elles pointent au-delà. C’est vers ce supplément de foi que tend Thomas. Voilà pourquoi il rejoint Rodolphe, tous les dimanche soirs, dans son repère de courants d’airs.
Il saisit le bras du vieillard et murmure :
Je n’y arrive pas. Tout est trop simple autour de moi, trop défini, trop arrêté. Je ne m’y retrouve plus. J’envie les fous, vous savez… eux seuls peuvent tout créer et tout abandonner, ils font ce geste gratuit dont on n’a pas à rendre compte, dont on ne peut pas rendre compte. Je les envie. Leurs mots, leurs actes, nous échappent toujours. On ne peut pas les comprendre, ni même les contredire.
Contredire un fou, c’est s'exposer soi-même à perdre la raison. Ça secoue et ça casse.
Je sens que leur parole est… définitive. Une fois donnée, elle ne peut être reprise ; ni expliquée, ni justifiée, elle vogue libre. Je voudrais pouvoir abandonner, comme ça, mais il y a quelque chose qui résiste.
Les deux hommes regardent en l’air. Leurs silhouettes juxtaposées ont même taille.
Gamin, continue le vieux, sans vraiment répondre, frappe un bon coup à l’intérieur, et laisse résonner. On remet jamais les choses en place en prenant des gants. Le jour où tu sauras te surprendre toi-même, tu pourras rejoindre ce qui s’balade en haut.
Mais vous, vous y êtes déjà. Bien loin, en haut.
Le vieux se tourne vers Thomas et sourit à nouveau. Son regard est flou, absent, comme celui d’un aveugle, mais il y a en lui un tel bonheur que Thomas s’en sent transpercé. Les larmes lui viennent aux yeux. Rodolphe, pour lui-même, murmure :
Non… je suis en bas, tout en bas. Je suis un guide pour ceux d’ici.
Vous vous sacrifiez.
Je deviens à travers vous. Quand vous montez, je monte aussi. Je reste en bas, mais je domine tant de choses… C’est vous qui m’offrez le surplomb.
Rodolphe s’arrête de parler, Thomas a compris. Il peut partir, rejoindre ce qui ne compte pas, ce qui existe trop. Il choisit de rester là, dans le reflux de ses songes éveillés, à tenir la main du vieillard dans la sienne, pour l’emmener avec lui.

Thomas Lermand, 1. "Au commencement était le Rien"

Au commencement était le Rien. Le Néant. Ce grand machin mollasson, aux oreilles pendantes et lèvres flasques. Et puis, comme un flottement dans l’air, le Sourire est venu, voilé de discrétion et de timidité. Cette crispation des mâchoires a connu de beaux jours sous l’ombre imposante du Panthéon ; Sylvain et Raphaëlle ont vu leurs amours évanescentes papillonner au sortir des bouches de métro et sur le parvis de l’Eglise Saint-Etienne-du-Mont. Dans le silence imperturbable du début de la création se sont fait entendre leurs pas impatients et inconscients, comme ils arpentaient les chemins passionnés des flirts d’adolescents, avec bonne humeur et innocence, la tête ébouriffée, le regard accroché au visage de l’Autre, perdu dans la glue rêveuse du sentiment. Dans la caverne du vide que formaient le Néant originel, leurs deux vies peu à peu mêlées ont semé ça et là les germes d’un futur possible, entrelaçant des fantasmes, des idéaux et des habitudes ; les échos de leurs rires trop vite devenus adultes ont résonné dans le ventre encore désert du monde, et lui ont donné forme. On pourrait dire, naïvement, que cela fut beau.
Ancêtres créateurs, Sylvain et Raphaëlle se retrouvèrent bientôt loin des commencements fragiles. Ils avaient balancé leurs batifolages à la face du monde tel une main, négligemment, jette à l’eau un caillou mouillé de terre ; les cercles concentriques de leurs ébats vinrent frapper les flancs du Néant, le submergeant d’amour. Tout ce qui n’était pas devint, et l’on put toucher du doigt, physiquement, le cocon de bonheur qu’ils habitaient.
Les années passèrent, il ne resta plus grand-chose à créer… Plus tellement d’espace à habiter, dans le trou noir du Rien-du-tout ou du avant-toute-chose. Pourtant, comme on enflamme une allumette, une autre silhouette vint crépiter sur les murs rugueux de ce monde au bord du remplissage. Ce fut Thomas, leur fils unique. Thomas… qui finit par prendre tellement de place.
Ceci est son histoire ; sa vie plutôt, c’est-à-dire le zigzag perpétuellement à la dérive de ses pensées parfois, souvent de ses actes. Notre héros sera-t-il bien peu héros ? Tout ce dont il faut se souvenir, c’est que si Thomas ne sait absolument pas où il va, nous savons d’où il vient. Ce qui n’aide pas vraiment, d’ailleurs. Nous connaissons sa genèse, mais elle est aussi aléatoire et bordélique que la mienne ou la vôtre ; délurée comme le froufrou des jupes ramenées trop haut sur les gambettes quand le train-train, l’amour et les gens dansent un immense cancan sur les hauteurs de l’univers.

Les jambes en tailleur, la tête appuyée sur un coussin aux couleurs passées, Thomas s’absorbait dans la contemplation d’une photographie plus toute jeune ; il la faisait miroiter dans son cadre de verre à la lumière blafarde du jour que filtrait, outre les nuages gris du soir, des rideaux couleur pamplemousse d’un goût douteux.
Tu regardes encore cette vieille photo, chéri ? C’est que ça fait si longtemps, hein mon Thomas !
Raphaëlle Lermand, née Valencia, avait une voix aiguë et désagréable. Chacun de ses mots semblait perché sur des talons démesurément hauts, toujours au bord de la dégringolade. Thomas répondit un vague :
Je sais, M’man.
Sur ladite photographie, il retraçait du doigt la courbe du ventre de sa mère, enceinte de lui quelques vingt-trois ans plus tôt. Ce qu’il pouvait être énorme, ce bide… A tel point que son père Sylvain, à côté, était presque poussé hors du cadre et se cramponnait avec peine à la robe à fleurs mauve de sa femme. Tous les deux souriaient, en tongues, sous le soleil d’un des rares étés de beau temps qu’avait connu la Normandie depuis trente ans. On aurait dit deux touristes baba-cool vivant le Hakuna Matata à la lettre, les doigts de pieds en bouquet de violettes… (Thomas n’avait jamais vraiment pu se représenter à quoi correspondait cette expression).
Thomas poursuivait son examen approfondi, cherchant quelque chose au-delà des masques souriants et figés dont étaient affublés les visages de ses géniteurs. Il les trouvait grotesques et ridicules, et pour tout dire, même pas drôle. Ca le faisait plutôt pleurer d’imaginer que sa petite individualité si pleine d’elle-même, orgueilleuse et suffisante, ait pu naître de ces deux corps bien en chairs déformés de sourires benêts.
Sa mère arrivait avec le thé. Elle posa un plateau sur la table basse. Dans les cercles sombres que formait l’Earl Grey au fond des tasses baignaient, sans aménité aucune, des sachets un peu gluants.
Tu te rappelles ces vacances, chéri ? demanda Raphaëlle à son mari, en attrapant d’une main le cadre que tenait Thomas, et de l’autre un biscuit sec.
Sylvain Lermand, au tout début de l’après-midi, s’était assis dans son fauteuil au cuir défraîchi. Imperceptiblement, il s’y était enfoncé au cours des heures qui avaient suivi le déjeuner. Et maintenant qu’il allait lui falloir tenir la conversation, chose pour laquelle il n’avait aucune disposition, il appréciait non sans malice de s’y trouver pour ainsi dire véritablement encastré, dissimulé de plus derrière les amples feuillets du journal du dimanche. Si bien que ni sa femme ni son fils ne pouvaient voir de lui davantage que ses deux genoux enserrés de plis graisseux et d’un pantalon de toile brune peinant à descendre jusqu’à ses charentaises. On doute d’ailleurs que Thomas eût voulu en voir davantage…
Du fait de sa situation assez favorable au retrait de la réunion familiale traditionnelle du week-end, le père de famille se crut en droit de jouer en touche et de répondre d’un vague grognement aux niaises questions de sa femme.
Thomas aurait-il prié que cela ne se serait pas produit : le téléphone sonna. Les escarpins de sa mère trottèrent vers la porte d’entrée. Il en profita pour s’éclipser provisoirement, trouvant refuge sur le balcon.
Le mauvais temps qui traînait depuis le début de la semaine, polluant le ciel parisien de crachats humides, n’avait pu tromper même nos météorologues les plus optimistes. Ils avaient annoncé de la pluie ; il pleuvait.
Thomas rabattit la porte fenêtre pour ne plus entendre les hystériques « Mais oui, absolument, Jess !! Exactement ce que je t’ai dit. Il a refusé de me rembourser, alors j’ai demandé à voir… » et les ronflements sonores qui émanaient de la pièce. Saisissant un parapluie noir qui traînait sur le balcon, il s’amusa à le faire pendre par-dessus la rambarde. Du quatrième, il pouvait observer les êtres emmitouflés qui parcouraient en toute hâte les rues. Seules variantes dans le paysage uniformément grisâtre des K-way et des pardessus : parfois quelque mèche blonde échappée d’un foulard, ou une paire de bottes rouge semblant déambuler seules sur les pavés.
Il laissa tomber le parapluie noir, ou plus exactement, il lui donna une légère impulsion, de manière à ce qu’il atterrît sur le trottoir, au milieu des gens, des gaz d’échappements et des gouttes de pluie. Pourquoi ? Pour voir comment allait réagir ce pauvre objet Made in China à l’événement absolument imprévisible qui venait de bouleverser sa vie.
L’objet couleur pompes funèbres se glissa lestement entre ses congénères déjà au boulot. A terre, il gisait près des gentes flambant neuf d’une Audi TT. Thomas crut que c’était la fin. Il se trompait ; un petit vieux se baissa avec difficulté, tirant la grimace, et se saisit du parapluie de Mme Lermand. Puis, sans prendre la peine de cacher le sourire de benoîte satisfaction qui se peignait sur ses joues mal rasées, il l’ouvrit, et Thomas ne vit plus qu’un cercle noir supplémentaire sur le trottoir déjà bien tacheté.
Pas mal… songea-t-il. Pas si con que ça, ce parapluie.