jeudi 11 mars 2010

ROM - La science des rêves (mars 2010)

Quelque chose mange la nuit

Je mange la nuit, à petits pas, j'y découpe des ombres sous l'ivoire de mes dents. Je mange la nuit et ses abîmes, et goûte son noir. Quand l'aube s'ébroue dans deux auréoles claires, je me retire. Tout est lisse et entier à la surface.

Journal de bord

1er jour

Aujourd'hui, la vue d'un petit globe blond jaillissant des ténèbres m'a redonné vie. Derrière les baies de l'astronef, Umar, terre vierge, m'a tendu les bras, nue dans sa poussière d'or, immaculée. Monde de déserts, vaste langue de sable qui irrite, de son atmosphère rouge, le bleu d'encre de l'espace : c'est le lieu que l'Ordre a élu pour abriter sa renaissance. Mes frères et moi avons mis fin à notre exil.
Ce soir, je m'endors, plein d'espoir et de gratitude, déjà, pour cette terre. Il me semble qu'elle résonne de nos souffles pieux, et respire avec nous des rêves d'avenir.

7e jour

Les travaux d'aménagement de la vallée avancent rapidement. Du lever au coucher des deux soleils, les scaphandres, par dizaines, s'agitent sous le trouble éclat du jour. Je prend part à l'exploration du territoire proche ; d'autres construisent des habitations provisoires, ou ébauchent des routes. Le manque de matériaux nous oblige à dépecer la carcasse déjà rouillée du vaisseau. C'est que jamais nous n'aurions imaginé atterrir sur un monde si nu. Rien, il n'y a rien. Où que le regard se porte, ce ne sont qu'étincelantes perspectives, gigantesques aplats d'ocre doré, sans relief ou presque. Les griffures du vent ne sauraient perturber le doux visage d'Umar : il y a, dans ces quelques dunes qui font jaillir des nez et des pommettes d'une peau friable, des secondes d'éternité. J'ai le sentiment d'arpenter l'intemporel.
Ici, rien ne s'oppose à notre projet. Bâtir une civilisation conforme à notre foi et nos préceptes. Jouer aux apprentis dieux.

12e jour

La nuit est dorée, sur Umar. Du sol sourd une ocre opalescence. Une lueur irisée, comme papillonnante, tombe du ciel endormi. C'est à croire que quelqu'un, là-haut, saupoudre des sorts sur nos sommeils. Le jour, cette planète affiche l'indifférence ; la nuit, elle est envoûtée.
Je sors marcher sous cette pluie de rouille. Les articulations de mon scaphandre grincent, enrouées de sable. J'entends, derrière les cloisons de métal, les songes troublés de mes frères. Certains pleurent ou gémissent. Les nuits d'Umar, trop longues, trop présentes, malgré leurs chatoiements étranges, imprègnent nos esprits d'une inquiète langueur. J'ai le cœur pénétré de noir.
C'est pourquoi je marche, le front bordé d'ombre. Je toise l'horizon froid et pâle, tout au bout de la nuit.

13e jour

Après m'être rendormi, j'ai été assailli de rêves éprouvants. Je ne me souviens qu'avec confusion d'éclats de feu et de détonations bruyantes. Une incroyable souffrance, descendue du ciel, m'a traversé avant de mourir sur la terre, de meurtrir notre terre. Ces images de mort m'escortent depuis le réveil. J'ai la nausée.
Les regards que je croise, au campement, ajoutent à mon inquiétude. Ils sont fuyants, nerveux. Les cauchemars ont peine à s'effacer, même dans cette lumière crue. Ils trainent sous les orbites creusées en cernes sombres. Tous, nous sentons que le sourire d'Umar s'est refroidi. Son désert sans vie nous oppresse. Il pulse douloureusement en nous.

15e jour

Cette nuit, le silence d'Umar s'est empli de cris de douleur. Comme mes frères, je me suis noyé dans des songes sanglants. J'ai le sentiment de vivre la destruction d'un peuple dont j'ignore tout, mais qui ne cesse de mourir en moi. Mes rêves sont hantés.
Noir brillant, odeur de poudre et d'excréments. Des blocs de marbre translucides tombent des édifices, éclatent et brûlent dans des tourbillons ocres – Umar en ébullition. La fumée ronge le décor qui s'effrite sous mes doigts. Avec d'autres soldats, je me faufile parmi les ruines de la cité. D'en haut, à intervalles réguliers, tombe une mitraille verte qui troue les corps, les bâtiments, et le désert domestiqué autour. Des signaux, sur ma visière, m'avertissent que l'ennemi s'apprête à tirer une nouvelle salve. Je me jette à terre.
Le sable est gris et collant, mêlé à la sueur de mon peuple. Notre terre n'est plus qu'un tapis de cendre taché de sang. Je me relève plein de hargne, hurlant des injures, brisé par la douleur. L'explosion a rendu mon bras inerte, mon arme s'accroche au bout. Je vomis. Tremblements de terre, tourbillons de haine. Je suis seul, la patrouille s'est repliée. Dans le déferlement de l'Apocalypse, seul, je me dresse face au ciel d'où viennent les voleurs de planètes. Ils nous extermineront pour avoir Umar, et nous les mènerons au tombeau. Un même linceul pour deux ennemis : la peau granuleuse du désert.

Soir

Un de nos frères est mort. Torturé par le cauchemar, il a pleuré des larmes de sang ; les veines ont sailli de ses bras et tordu ses membres. Une autre forme, un autre être a voulu émerger de son corps souffrant. J'ai reconnu une silhouette entraperçue une nuit, au détour de portiques éventrés, sous des iridescences vertes, une créature que j'ai tenue au bout de mon canon, dont j'ai entendu les suppliques terrifiées, avant d'abattre un corps de plus le long des haies de cadavres.
Le crépuscule hérisse le désert, en détache des crêtes couleur miel. Je marche, hagard, les joues creusées, les yeux brûlants. Ma tête éclate. Mes frères hébétés piétinent frénétiquement alentour. Notre ballet morbide veut fixer les deux bouches de lumière au-dessus de la plaine nue. Retarder l'obscurité. Ne pas dormir.
Au lieu du noir, c'est le vert qui se lève au loin et exhale son souffle. Une poudre émeraude, suffocante, tombe en pluie. Pris de panique, je lève ma mitraillette. Un tir, un seul, troue l'équilibre du soir. Un instant, l'irréel se fraie un chemin jusqu'à nous. Le rêve nous serre la nuque. Puis tout disparaît. Umar s'allonge, indifférente, dans son berceau gris.
Quelque chose mange la nuit.

Jour

Je suis parcouru de tics et de tremblements. La peur me défigure, il dévore la conscience que j'ai de cette planète rousse et duveteuse. Ma vision trouble abrite tantôt des scènes de massacre, tantôt la courbe imperturbable de l'horizon.
Je ne sais ce qui s'est passé sur cette terre avant notre arrivée, quels furent les péchés de ces êtres pour qu'ils soient punis de la sorte. Maintenant, c'est notre tour de rejouer la pièce. Umar délire, nous sommes pris dans sa mémoire fracassée, dans ses déchirements de planète morte. Je crois que ce monde rêve, que moi-même je ne suis plus qu'un de ses fantasmes. Je vis un cauchemar qui n'est pas le mien.



Chaleur – soleils, feu. Silence, rafales. Miroitement du sable, éclairs des combinaisons. Calme et destruction, j'avance. Au travers des déserts éternels, je progresse. Nouvelle victime. Monde bâti de cadavres. Solitude infinie, tout résonne.
Je vois des hommes que j'ai un temps connus arpenter les hauteurs du sable. Comme moi agiter leur bras frêles et leurs armes. Je vois une armée aux bombes asphyxiantes, et une civilisation qu'on dépèce.
Grimace entre deux sursauts de cauchemar.
Avance. Tire.

lundi 1 mars 2010

ROM - Paint It Black (janv. 2010)

Nevedius

Sur le monde inconnu d'Anathor était une mystérieuse cité. Peu d'hommes y pénétrèrent jamais, mais ceux qui foulèrent cette terre légendaire ne le firent qu'en rêve ; car les plus secrètes féeries n'ont nul besoin de châteaux et de dragons pour se dérober à nos curiosités. Elles habitent la face cachée de nos nuits, logées au creux de nos songes et nourries de nos sommeils troublés.

Nevedius était la première cité de la Ligue, plus riche qu'Azur, ville portuaire toute de bleue vêtue et peuplée de sirènes, plus puissante que Nuée, métropole des airs au corset d'argent baigné de nuages, et plus célèbre qu'Auror coiffée d'or, mère des artistes et des poètes. Et rien, pas même les souterrains de la ténébreuse Gouffre, hantés de sortilèges avortés, ne suscitait plus de crainte et de fascination que ce lieu. Joyau architectural d'Anathor, création délirante d'un architecte de génie qui, de la palette du peintre, avait fait une ville, Nevedius était toute de couleurs. On la surnommait l'Arc-en-Ciel.

Qui se mettait en route vers ce lieu fantastique n'apercevait d'abord, sur la courbe douce de l'horizon, qu'un tourbillon d'éclats et de formes. Pris de vertige, il voyait les perspectives bousculées par cette présence trouble, ce brouhaha que seul saisissait le regard. Chimère urbaine, Nevedius absorbait toute lueur et avalait les couleurs du monde.

À l'intérieur, cependant, le malaise né de cette profusion s'estompait. Des mosaïques de couleurs esquissaient à l'infini le lent dégradé de l'arc-en-ciel. Les teintes, conjuguées, contrastées, mélangées, semblaient se déhancher gracieusement sur la rondeur des pierres. À chaque édifice, l'extase visuelle était renouvelée. Les rues se remplissaient de promeneurs qui rêvaient la tête en l'air. Là, on longeait un quartier résidentiel aux villas jaune citron, soutenues par des terrasses safran, on passait près de jardins aux reflets roux, d'allées de marbre pâle et de statues d'ivoire. Plus loin, des ruelles d'un rose vif menaient vers de petites échoppes en torchis vert, fleurant bon la pistache. Sur les façades, des poutres d'un noir brillant soulignaient la silhouette des bicoques vendant jouets et friandises. À quelques pas, la Tour Coquelicot dressait sa grande masse de pierre rouge, bordeaux, et prune ; d'en haut, le quartier marchand paraissait serpenter comme une onde fraîche, passant du vert d'eau au turquoise, puis à l'indigo. Le flâneur aux hasardeuses déambulations découvrait encore le Palais Royal, tapissé d'or et de vermeil, ses toits d'argent et ses bassins de cristal, et la Cathédrale d'onyx, ses gothiques tourelles rehaussées de gargouilles métalliques et ses frontons d'améthyste. Le quartier du jeu et de la luxure célébrait, lui, la couleur bleue : dans de larges atriums, nimbés de la fumée bleue du tabac, des femmes à la peau luisante vous donnaient des baisers d'azur. Mais c'est à la périphérie que Nevedius cachait ses pauvres, dans une fange boueuse d'où la couleur, à force de douleurs et de privations, avait presque fui.

Les légendes sur l'origine de Nevedius étaient légion. La plus célèbre d'entre elles attribuait cette grandiose création à l'exaspération de dieux qu'on avait délaissés. Anathor s'était gavée de pouvoir et, parvenue au faîte de sa prospérité, s'était benoîtement assise sur ses richesses et ses certitudes ; son peuple avait brisé ses idoles en ricanant, renié ses croyances, fermé ses temples et ouvert des lupanars. Et il y en eut, quelque part dans l'Ailleurs, que cette désinvolture irrita. Ils rappelèrent aux hommes leur toute-puissance et, en une nuit, changèrent la face du monde. Là où n'était rien fut Nevedius. La fabuleuse cité trôna désormais au cœur de la Contrée.

Ce prodige ramena les hommes à leur ancienne foi, et, quelque temps, la leçon fut retenue. Des pèlerins vinrent des quatre continents d'Anathor déposer des offrandes sur les jeunes autels de l'Arc-en-Ciel. Soutenue par un peuple à la ferveur renouvelée, entièrement dévouée au culte des couleurs par lesquelles le ciel avait béni les hommes, Nevedius prospéra.

Mais les siècles passèrent sur la terre du miracle. Les jeunes générations chassèrent les vieilles, et leur cœur ne vibra plus au chatoyant contact de cette demeure qui les accueillait avec la bienveillance d'une mère. L'émerveillement s'usa, tout comme la foi et l'amour. Mécènes et artistes cherchèrent à embellir ce lieu qu'autrefois on disait parfait. Un alchimiste, entre autres, poussa l'hérésie plus loin : il prétendit avoir découvert la couleur divine dont l'homme, jusqu'ici, avait été privé. Et pour prouver ses dires, il brandit face à la foule assemblée pour l'écouter une pierre à l'éclat si aveuglant que tous, un instant, crurent avoir perdu la vue. Mais le rayonnement s'affaiblit et le silence se fit sur Nevedius. D'un seul geste, les hommes se prosternèrent devant leur nouvelle idole.

Que l'alchimiste eût véritablement découvert, à force de machinations et de magie noire, une couleur jusque-là hors d'atteinte du génie créateur de l'homme, ou qu'il eût manipulé les habitants de Nevedius, nul ne le sait avec certitude. Mais l'enthousiasme que sa provocante démonstration fit naître ne connut bientôt plus de bornes. Les mauvais peintres s'acharnèrent, par des mélanges de teintes douteux, à tenter de pâles copies de cette couleur qu'on n'osait pas nommer. Rapidement, tous les bâtiments s'en vêtirent, au moins partiellement ; mais bien souvent, il ne s'agissait que d'ersatz aux pigments de mauvaise qualité, qui vieillissaient mal et corrompaient l'agencement originel des couleurs de Nevedius. Le résultat fut une cacophonie horrible à contempler. La cité-mère aux attributs célestes fut mutilée par le geste orgueilleux de ses fils, qui se voulurent les égaux des dieux. Elle n'arbora plus qu'un hideux travestissement.

Ils furent peu nombreux à craindre les représailles du ciel. Pourtant, un soir, un violent orage secoua la ville. Le même cauchemar visita tous les dormeurs : Nevedius s'affaissait sous le poids de cette couleur qu'ils avaient honorée et devenait débris. Saisis d'effroi, tous se précipitèrent aux fenêtres et passèrent le reste de la nuit à redouter la colère des dieux. Mais au lever du jour, rien ne semblait avoir changé. Alors ce ne fut qu'un long éclat de rire qui hérissa la ville entière et se répercuta de foyer en foyer ; le peuple, ricanant, jouissait d'un soulagement inespéré. Ce fut la dernière fois qu'il eut matière à rire.

Le lendemain, certains remarquèrent que la rose des vents du dôme du Palais avait perdu sa belle couleur dorée. Ne restait qu'une armature de ferraille légèrement rouillée. Malgré tous les efforts qu'on fit pour couvrir à nouveau de feuilles d'or l'emblème du pouvoir, ce dernier demeura noir et triste au sommet de la ville.

Ce fut le commencement d'un lent effritement. Une morne pesanteur s'abattit sur Nevedius ; on n'entendit plus de rires dans les cours des écoles, plus de rumeurs au coin des cafés, plus de cantiques dans le chœur des églises. Les rues, devenues vides, se drapèrent d'ombre. Une vague de poussière submergea la ville. Les teintes se ternirent, certaines même furent reléguées au royaume des souvenirs et ne laissèrent sur les murs que des traces de peinture écaillée. Les clochers se noircirent, comme si le don que les hommes n'avaient su recevoir fuyait d'abord des hauteurs de la ville pour rejoindre le ciel. La marée grise descendit le long des colonnes, quitta les toits pour recouvrir fenêtres et balcons. Ce fut un souffle asphyxiant, un frisson sur la colonne du monde. Les canaux à l'onde autrefois miroitante arborèrent une couleur de poix dans laquelle rien ne se reflétait plus, et arrachèrent aux lieux qu'ils traversaient les restes de leurs parures d'antan. Au spectacle de leur cité vieillie et dénaturée, les habitants de Nevedius se rappelèrent un ancien rêve. Ils se penchèrent sur leurs miroirs et y virent leurs peaux se dessécher, leurs yeux se voiler et leurs lèvres devenir grises.

Il fallut du temps pour que Nevedius quittât définitivement sa robe de joie et de lumière. Mais il arriva un jour où les porches eux-mêmes baignèrent dans l'obscurité. De loin, nul n'aurait su voir la cité promise et son vertige lumineux ; il n'y avait plus à l'horizon qu'une masse informe et sombre, une verrue agrippée aux plaines de la Contrée. Dans la ville déchue, les hommes erraient tels des spectres, décharnés, inconscients, maudits. La pourriture rongeait leurs maisons et leurs rêves. Tout empestait la longue souffrance de l'agonie. Le noir, partout, scandait cette marche funèbre.

Un matin sans soleil, car le soleil ne se levait plus pour Nevedius, la bruine s'abattit sur la ville. Les gouttes sales balayèrent sa carcasse, se frottèrent aux lambeaux de sa splendeur passée. Les silhouettes et les formes s'engourdirent sous ces caresses et se firent floues. Translucide, la cité, à genoux, trembla sous ce dernier assaut. Diluée par la pluie qui ne cessait pas, elle s'effaça du monde telle une buée sur un miroir humide. Et il n'y eut plus jamais, sur le monde inconnu d'Anathor, de ville du nom de Nevedius.

ROM - Metamorphosis (nov. 2009)

Edward, au sommet du monde

Edward avait trente-cinq ans, les cheveux gris, la peau blanche, et une vingtaine de dossiers à traiter dans l'après-midi. Le bureau sur lequel reposaient les piles de factures portait pour tout ornement une demi-douzaine de traces brunes faites à la va-vite par un buveur de café pressé. À certains endroit le liquide avait bavé, déformant les cercles en ellipses hasardeuses qu'une mouche s'entêtait à parcourir depuis une heure. Son bourdonnement aléatoire, reprenant toujours lorsqu'Edward avait enfin fini par oublier l'insecte, se heurtait à la machinerie complexe du plan de travail – ordinateur vieux jeu, planches à hologrammes, câbles et voyants – pour produire un crissement strident qui vous rongeait l'âme. Edward soupira.
Sa main s'abattit ; le plastique beige résonna mollement ; la mouche s'en fut visiter les vitres jaunes, jamais baissées, qui donnaient sur l'autoroute en contrebas.

La minutie du fourmillement humain qu'accueillaient les locaux était fascinante. Une profusion de gestes simples, répétés à l'envi – main cherche trombone, soulève combiné ; stylo cherche post-it ; œil cherche dossier – quadrillait le lieu qu'Edward, depuis cinq ans, considérait comme son habitat naturel. Une faune de costumes gris perle, froissés au dos des vestes et serrés au ventre, de tailleurs courts portés par des jambes liposucées, déambulait nonchalamment, inconsciente d'elle-même. La flore des meubles agglomérés, parasités par des massifs de chiffres, de papiers et de cartons, paraissait survivre seule, nourrissant les vivants des morts, accouplant des machines pour en créer d'autres, évoluant sur le vaste échiquier informatique que finissait par devenir l'étage.

La main crispée sur un stylo qu'il avait de plus en plus de difficulté à tenir – son corps lui faisait mal, à se raidir comme ça –, Edward sentait tout cela se mouvoir autour de lui, en lui, sans qu'il eût besoin de bouger, de hasarder un œil dans le couloir ou d'interpeller quelqu'un pour savoir ce qui se passait. Il était comme un organe parmi d'autres, concourant au bon fonctionnement du corps, dans le but d'avancer toujours plus vite, plus loin, vers où ? Ce n'était pas important. Les mousses ne tiennent pas le gouvernail.
D'ailleurs la mer, crasseuse, alourdie d'écume noire, frémissait en contrebas sous les voies aériennes : pas plus d'agitation de ce côté-là qu'à l'intérieur de l'immeuble. Edward se coulait dans cette volupté routinière, étrangère aux à-coups, ignorant les imprévus. Ses dossiers, l'un après l'autre, rejoindraient l'entassement des affaires classées. On les verrait dégouliner sur le lino en feuilles éparses avant que quelqu'un d'autre, sans visage, sans nom, ne les déplace à nouveau, ailleurs, peu importe.

La lumière fuyait vers le coin de jour encore allumé sur l'horizon, balafré de rouge. Les bureaux continuaient de vibrer sous des pas identiques, s'emplissaient des dernières sonneries de la journée. Edward, étourdi par la douleur qui l'élançait à la main, ne percevait plus que les sons saccadés et métalliques par lesquels communiquaient tout à la fois les employés, les machines et le reste du monde. Un grand fourre-tout hybride, mi-virtuel mi-réel, au bord duquel on s'accrochait pour ne pas tomber.

Faisant quelques pas pour dissiper le mal qui lui tordait les doigts – ils étaient rigides, sombres et rigides dans la demi-obscurité du soir, et ne se pliaient plus qu'en grinçant – Edward faillit s'affaisser. Ses jambes étaient si faibles qu'elles peinaient à le supporter. Il leur jeta un coup d'œil, et la nuit qui tombait l'empêcha de voir autre chose que des membres malingres auquel collait le pantalon, et sur lesquels des muscles durcis ne pouvaient presque plus bouger.

C'était son corps entier qui se figeait avec le repli du soleil. Tétanisé, Edward posa son front contre la fenêtre pour plonger ses regards dans l'océan urbain qui baignait les immeubles. Le contact froid du verre ne le fit pas sursauter, car lui-même s'était vidé de toute chaleur. Ses pieds, son dos et la peau de ses joues se rigidifiaient, formant une surface polie et miroitante. Il ne parvint pas à sourire en apercevant dehors, au détour d'une fuite nuageuse, le parc pour enfants où l'avait parfois emmené sa mère. Sa bouche pendait en une moue absente, les lèvres à peine entrouvertes chassaient de minuscules bouffées de buée contre la vitre. Aucun mot n'aurait pu sortir.
Il tenta de se masser les phalanges pour dissiper l'engourdissement de ses mains, mais seuls d'aigus crissements naquirent de ce geste. De l'extérieur, les phares des engins et les projecteurs faisaient naître dans la pièce des rubans blanchâtres, mélange d'échos lumineux nés du crépuscule et d'une brume légère, montée des abîmes où se vautrait la mer pour envahir les habitats humains.

Il fait maintenant un froid glacial.

Edward s'habitue à la douleur. Il lui semble vivre un rêve qu'il aurait fait des centaines de fois : s'y trouvent des déclins de fin du monde et des visions de métamorphoses s'égrenant sous une clarté métallique, où des membres sans hôte se meuvent lentement, le long de tracés éternels.
Il se détache de la vitre, quitte le panorama noirci pour rejoindre sa place. Les bureaux vibrent d'une lumière pâlotte, projetée par des globes évanescents qui flottent dans les allées. Le travail continue, bordé d'obscurité. Il n'y a pas d'ailleurs.
Des formes élancées, habillées d'argent, évoluent dans les couloirs, pianotent devant les écrans, font des photocopies. La répétition suit son cours irrémédiable. Les pinces cliquètent. Les voix ne sont que grésillements.

Zoom arrière.
Edward est une carcasse courbée comme les autres. Ses doigts, de longues tiges grises, s'attèlent à la tâche, rectifient les rapports, corrigent les chiffres. Mais il n'y a plus rien derrière le front lisse, derrière la camisole de métal qui lui emprisonne l'âme.
Rien, sauf peut-être un reste de souvenir, qui dessine au coin d'un œil sans paupière une larme qui ne coule pas.

ROM - Conte à rebours (oct. 2009)

Écran noir. Partie

Je recommencerai. Je t’aurai, saloperie ! J’ai toutes les vies devant moi…


Écran noir. Fin de partie.
Le fourmillement de la mort achève de me dévorer les circuits. Merde, encore foiré. Ma marche funèbre se déroule au rythme des insultes que j’adresse, pathétiquement, au promontoire au-dessus de moi. Les radiations qui s’en échappent m’arrachent la peau, je ne suis plus qu’un mort en sursis et pourtant je trouve encore la force de penser : quelques mètres de plus et j’aurais atterri là-haut. J’aurais gagné. Fini la chasse à l’homme, l’odeur de la sueur sur la peau brûlée et la peur qui vous bouffe le ventre.
Malheureusement, il y a quelques secondes, je me suis vautré dans le Canyon. Mon corps s’est encastré dans le revêtement de la voie NBX-24 – j’ai senti contre moi des membres qui m’appartenaient et avaient fait bande à part, et des membres qui ne m’appartenaient pas et s’étaient pris d’affection pour moi. Mon sang giclait joyeusement, baignant ma musculature, désormais défectueuse, de cristaux liquides et artificiels. D’immenses tours de verre s’élevaient de l’autre côté du Canyon, face au promontoire. Le précipice où j’étais tombé se gorgeait de la puanteur presque palpable de la chair en décomposition. Mon lit de mort était en vérité un charnier de belle taille, mêlant le béton défoncé aux cadavres de forme humanoïde, aux carcasses métalliques et aux composants électroniques d’une autre époque. Tout ce qui, comme moi, avait loupé son baptême de l’air. Sous le soleil vert de Tuntur mijotait cette vallée macabre.
La confusion me serre le crâne, dont la partie droite a d’ailleurs abandonné la gauche pour une vie longue et heureuse dans les décombres poussiéreuses de mon atterrissage raté. Entre deux souffles rauques se glissent des bribes de mémoire. Mon histoire me revient en pointillés…
L’air collant de Tuntur, la chaleur empoissant mes membres au moment où je m’élance dans le vide. Ma trajectoire est presque parfaite. Presque. La plateforme du Centre Orbital, d’où j’ai sauté, résonne derrière moi des éclats du verre qu’on éclate à coup de crosse électro. Ces enculés de Röstr essayent encore d’avoir ma peau.
Ils ont des raisons de m’en vouloir. Ils se sont bercés de douces illusions – me descendre avec élégance, un tir de laser dans la gueule, une fléchette biotech dans la trachée. Mais je n’ai pas respecté les règles. La course-poursuite est devenu mon sport favori. Bien obligé. Les Röstriens m’ont traqué deux heures dans l’ancienne usine d’hélium, en contrebas du Centre. Mes sens bourdonnent encore des échos de la destruction… L’embrasement du hall principal, la grande flamme bleue venue percuter la verrière, et les gouttes de verre liquide trouant les combinaisons. Avant ça, les couloirs spongieux, pleins d’une odeur fétide et le son atténué des sabres à infraondes, dégainés dans l’obscurité. Le sifflement sordide des poumons artificiels qui rendent l’âme. Les vagissements des Boursoufflés, hideux esclaves des Röstriens, qui agonisent, les entrailles dans la pince. Le souterrain par lequel j’ai atteint l’usine s’effondre, il éventre l’esplanade synthétique autour. Les deux pans de matière bleue plastique se soulèvent, gondolés comme les bords d’une plaie qu’on aurait oubliée de refermer.
Mais d’abord… D’abord la fuite. Je déboule sur le monde de Tuntur par une porte nukh de ma planète natale. On me suit. Sans ce passage dimensionnel inespéré, j’aurais rendu l’âme – et les armes – dans les plaines d’Efrel, au cœur du maquis. Là, les broussailles ondulent, elles ne sont plus que flammes. Les Röstriens appellent des renforts. Je vois leurs escadrons de combat, cette boue noire et brillante, approcher de ma joue blessée comme le doigt de la mort. Le bruit des détonations me rend sourd. La colère et la terreur bouillonnent en moi, ce sont deux geysers de feu blanc qui lacèrent le paysage.
Je ne me souviens pas avoir connu un jour de paix.
Le début de mon combat n’existe plus. Mes souvenirs se perdent dans le gargouillis d’une agonie pas franchement sympathique. Mais il reste encore le jour de mes dix-neuf ans, le passage en revue des armes dans le manoir familial, sur Efrel… Un tir ennemi que j’évite de justesse, pour avoir le privilège de continuer à fuir pendant les dix années suivantes.
Il paraît que je suis un héros, un élu, ou quelque chose comme ça. Quelqu’un censé sauver le monde. Et bien ce quelqu’un est en train de crever. Peu importe, on murmure que je reviens toujours.
Pour l’instant, sous mes paupières sanglantes, rien qu’une frénésie d’images, celles d’avant ma cavale, d’avant Tuntur et le Canyon. Douceur des caresses maternelles, chaleur de l’Œuf originel… Flottement dans lequel se love un organisme en formation. Œil vigilant du Maître, qui choisit nos destins.
Et avant ?
Écran noir, début de partie.


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— Ouais, j’arrive M’man ! Juste une dernière. Faut vraiment que j’réussisse à passer ce putain de Canyon !