lundi 1 mars 2010

ROM - Metamorphosis (nov. 2009)

Edward, au sommet du monde

Edward avait trente-cinq ans, les cheveux gris, la peau blanche, et une vingtaine de dossiers à traiter dans l'après-midi. Le bureau sur lequel reposaient les piles de factures portait pour tout ornement une demi-douzaine de traces brunes faites à la va-vite par un buveur de café pressé. À certains endroit le liquide avait bavé, déformant les cercles en ellipses hasardeuses qu'une mouche s'entêtait à parcourir depuis une heure. Son bourdonnement aléatoire, reprenant toujours lorsqu'Edward avait enfin fini par oublier l'insecte, se heurtait à la machinerie complexe du plan de travail – ordinateur vieux jeu, planches à hologrammes, câbles et voyants – pour produire un crissement strident qui vous rongeait l'âme. Edward soupira.
Sa main s'abattit ; le plastique beige résonna mollement ; la mouche s'en fut visiter les vitres jaunes, jamais baissées, qui donnaient sur l'autoroute en contrebas.

La minutie du fourmillement humain qu'accueillaient les locaux était fascinante. Une profusion de gestes simples, répétés à l'envi – main cherche trombone, soulève combiné ; stylo cherche post-it ; œil cherche dossier – quadrillait le lieu qu'Edward, depuis cinq ans, considérait comme son habitat naturel. Une faune de costumes gris perle, froissés au dos des vestes et serrés au ventre, de tailleurs courts portés par des jambes liposucées, déambulait nonchalamment, inconsciente d'elle-même. La flore des meubles agglomérés, parasités par des massifs de chiffres, de papiers et de cartons, paraissait survivre seule, nourrissant les vivants des morts, accouplant des machines pour en créer d'autres, évoluant sur le vaste échiquier informatique que finissait par devenir l'étage.

La main crispée sur un stylo qu'il avait de plus en plus de difficulté à tenir – son corps lui faisait mal, à se raidir comme ça –, Edward sentait tout cela se mouvoir autour de lui, en lui, sans qu'il eût besoin de bouger, de hasarder un œil dans le couloir ou d'interpeller quelqu'un pour savoir ce qui se passait. Il était comme un organe parmi d'autres, concourant au bon fonctionnement du corps, dans le but d'avancer toujours plus vite, plus loin, vers où ? Ce n'était pas important. Les mousses ne tiennent pas le gouvernail.
D'ailleurs la mer, crasseuse, alourdie d'écume noire, frémissait en contrebas sous les voies aériennes : pas plus d'agitation de ce côté-là qu'à l'intérieur de l'immeuble. Edward se coulait dans cette volupté routinière, étrangère aux à-coups, ignorant les imprévus. Ses dossiers, l'un après l'autre, rejoindraient l'entassement des affaires classées. On les verrait dégouliner sur le lino en feuilles éparses avant que quelqu'un d'autre, sans visage, sans nom, ne les déplace à nouveau, ailleurs, peu importe.

La lumière fuyait vers le coin de jour encore allumé sur l'horizon, balafré de rouge. Les bureaux continuaient de vibrer sous des pas identiques, s'emplissaient des dernières sonneries de la journée. Edward, étourdi par la douleur qui l'élançait à la main, ne percevait plus que les sons saccadés et métalliques par lesquels communiquaient tout à la fois les employés, les machines et le reste du monde. Un grand fourre-tout hybride, mi-virtuel mi-réel, au bord duquel on s'accrochait pour ne pas tomber.

Faisant quelques pas pour dissiper le mal qui lui tordait les doigts – ils étaient rigides, sombres et rigides dans la demi-obscurité du soir, et ne se pliaient plus qu'en grinçant – Edward faillit s'affaisser. Ses jambes étaient si faibles qu'elles peinaient à le supporter. Il leur jeta un coup d'œil, et la nuit qui tombait l'empêcha de voir autre chose que des membres malingres auquel collait le pantalon, et sur lesquels des muscles durcis ne pouvaient presque plus bouger.

C'était son corps entier qui se figeait avec le repli du soleil. Tétanisé, Edward posa son front contre la fenêtre pour plonger ses regards dans l'océan urbain qui baignait les immeubles. Le contact froid du verre ne le fit pas sursauter, car lui-même s'était vidé de toute chaleur. Ses pieds, son dos et la peau de ses joues se rigidifiaient, formant une surface polie et miroitante. Il ne parvint pas à sourire en apercevant dehors, au détour d'une fuite nuageuse, le parc pour enfants où l'avait parfois emmené sa mère. Sa bouche pendait en une moue absente, les lèvres à peine entrouvertes chassaient de minuscules bouffées de buée contre la vitre. Aucun mot n'aurait pu sortir.
Il tenta de se masser les phalanges pour dissiper l'engourdissement de ses mains, mais seuls d'aigus crissements naquirent de ce geste. De l'extérieur, les phares des engins et les projecteurs faisaient naître dans la pièce des rubans blanchâtres, mélange d'échos lumineux nés du crépuscule et d'une brume légère, montée des abîmes où se vautrait la mer pour envahir les habitats humains.

Il fait maintenant un froid glacial.

Edward s'habitue à la douleur. Il lui semble vivre un rêve qu'il aurait fait des centaines de fois : s'y trouvent des déclins de fin du monde et des visions de métamorphoses s'égrenant sous une clarté métallique, où des membres sans hôte se meuvent lentement, le long de tracés éternels.
Il se détache de la vitre, quitte le panorama noirci pour rejoindre sa place. Les bureaux vibrent d'une lumière pâlotte, projetée par des globes évanescents qui flottent dans les allées. Le travail continue, bordé d'obscurité. Il n'y a pas d'ailleurs.
Des formes élancées, habillées d'argent, évoluent dans les couloirs, pianotent devant les écrans, font des photocopies. La répétition suit son cours irrémédiable. Les pinces cliquètent. Les voix ne sont que grésillements.

Zoom arrière.
Edward est une carcasse courbée comme les autres. Ses doigts, de longues tiges grises, s'attèlent à la tâche, rectifient les rapports, corrigent les chiffres. Mais il n'y a plus rien derrière le front lisse, derrière la camisole de métal qui lui emprisonne l'âme.
Rien, sauf peut-être un reste de souvenir, qui dessine au coin d'un œil sans paupière une larme qui ne coule pas.

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