jeudi 11 mars 2010

ROM - La science des rêves (mars 2010)

Quelque chose mange la nuit

Je mange la nuit, à petits pas, j'y découpe des ombres sous l'ivoire de mes dents. Je mange la nuit et ses abîmes, et goûte son noir. Quand l'aube s'ébroue dans deux auréoles claires, je me retire. Tout est lisse et entier à la surface.

Journal de bord

1er jour

Aujourd'hui, la vue d'un petit globe blond jaillissant des ténèbres m'a redonné vie. Derrière les baies de l'astronef, Umar, terre vierge, m'a tendu les bras, nue dans sa poussière d'or, immaculée. Monde de déserts, vaste langue de sable qui irrite, de son atmosphère rouge, le bleu d'encre de l'espace : c'est le lieu que l'Ordre a élu pour abriter sa renaissance. Mes frères et moi avons mis fin à notre exil.
Ce soir, je m'endors, plein d'espoir et de gratitude, déjà, pour cette terre. Il me semble qu'elle résonne de nos souffles pieux, et respire avec nous des rêves d'avenir.

7e jour

Les travaux d'aménagement de la vallée avancent rapidement. Du lever au coucher des deux soleils, les scaphandres, par dizaines, s'agitent sous le trouble éclat du jour. Je prend part à l'exploration du territoire proche ; d'autres construisent des habitations provisoires, ou ébauchent des routes. Le manque de matériaux nous oblige à dépecer la carcasse déjà rouillée du vaisseau. C'est que jamais nous n'aurions imaginé atterrir sur un monde si nu. Rien, il n'y a rien. Où que le regard se porte, ce ne sont qu'étincelantes perspectives, gigantesques aplats d'ocre doré, sans relief ou presque. Les griffures du vent ne sauraient perturber le doux visage d'Umar : il y a, dans ces quelques dunes qui font jaillir des nez et des pommettes d'une peau friable, des secondes d'éternité. J'ai le sentiment d'arpenter l'intemporel.
Ici, rien ne s'oppose à notre projet. Bâtir une civilisation conforme à notre foi et nos préceptes. Jouer aux apprentis dieux.

12e jour

La nuit est dorée, sur Umar. Du sol sourd une ocre opalescence. Une lueur irisée, comme papillonnante, tombe du ciel endormi. C'est à croire que quelqu'un, là-haut, saupoudre des sorts sur nos sommeils. Le jour, cette planète affiche l'indifférence ; la nuit, elle est envoûtée.
Je sors marcher sous cette pluie de rouille. Les articulations de mon scaphandre grincent, enrouées de sable. J'entends, derrière les cloisons de métal, les songes troublés de mes frères. Certains pleurent ou gémissent. Les nuits d'Umar, trop longues, trop présentes, malgré leurs chatoiements étranges, imprègnent nos esprits d'une inquiète langueur. J'ai le cœur pénétré de noir.
C'est pourquoi je marche, le front bordé d'ombre. Je toise l'horizon froid et pâle, tout au bout de la nuit.

13e jour

Après m'être rendormi, j'ai été assailli de rêves éprouvants. Je ne me souviens qu'avec confusion d'éclats de feu et de détonations bruyantes. Une incroyable souffrance, descendue du ciel, m'a traversé avant de mourir sur la terre, de meurtrir notre terre. Ces images de mort m'escortent depuis le réveil. J'ai la nausée.
Les regards que je croise, au campement, ajoutent à mon inquiétude. Ils sont fuyants, nerveux. Les cauchemars ont peine à s'effacer, même dans cette lumière crue. Ils trainent sous les orbites creusées en cernes sombres. Tous, nous sentons que le sourire d'Umar s'est refroidi. Son désert sans vie nous oppresse. Il pulse douloureusement en nous.

15e jour

Cette nuit, le silence d'Umar s'est empli de cris de douleur. Comme mes frères, je me suis noyé dans des songes sanglants. J'ai le sentiment de vivre la destruction d'un peuple dont j'ignore tout, mais qui ne cesse de mourir en moi. Mes rêves sont hantés.
Noir brillant, odeur de poudre et d'excréments. Des blocs de marbre translucides tombent des édifices, éclatent et brûlent dans des tourbillons ocres – Umar en ébullition. La fumée ronge le décor qui s'effrite sous mes doigts. Avec d'autres soldats, je me faufile parmi les ruines de la cité. D'en haut, à intervalles réguliers, tombe une mitraille verte qui troue les corps, les bâtiments, et le désert domestiqué autour. Des signaux, sur ma visière, m'avertissent que l'ennemi s'apprête à tirer une nouvelle salve. Je me jette à terre.
Le sable est gris et collant, mêlé à la sueur de mon peuple. Notre terre n'est plus qu'un tapis de cendre taché de sang. Je me relève plein de hargne, hurlant des injures, brisé par la douleur. L'explosion a rendu mon bras inerte, mon arme s'accroche au bout. Je vomis. Tremblements de terre, tourbillons de haine. Je suis seul, la patrouille s'est repliée. Dans le déferlement de l'Apocalypse, seul, je me dresse face au ciel d'où viennent les voleurs de planètes. Ils nous extermineront pour avoir Umar, et nous les mènerons au tombeau. Un même linceul pour deux ennemis : la peau granuleuse du désert.

Soir

Un de nos frères est mort. Torturé par le cauchemar, il a pleuré des larmes de sang ; les veines ont sailli de ses bras et tordu ses membres. Une autre forme, un autre être a voulu émerger de son corps souffrant. J'ai reconnu une silhouette entraperçue une nuit, au détour de portiques éventrés, sous des iridescences vertes, une créature que j'ai tenue au bout de mon canon, dont j'ai entendu les suppliques terrifiées, avant d'abattre un corps de plus le long des haies de cadavres.
Le crépuscule hérisse le désert, en détache des crêtes couleur miel. Je marche, hagard, les joues creusées, les yeux brûlants. Ma tête éclate. Mes frères hébétés piétinent frénétiquement alentour. Notre ballet morbide veut fixer les deux bouches de lumière au-dessus de la plaine nue. Retarder l'obscurité. Ne pas dormir.
Au lieu du noir, c'est le vert qui se lève au loin et exhale son souffle. Une poudre émeraude, suffocante, tombe en pluie. Pris de panique, je lève ma mitraillette. Un tir, un seul, troue l'équilibre du soir. Un instant, l'irréel se fraie un chemin jusqu'à nous. Le rêve nous serre la nuque. Puis tout disparaît. Umar s'allonge, indifférente, dans son berceau gris.
Quelque chose mange la nuit.

Jour

Je suis parcouru de tics et de tremblements. La peur me défigure, il dévore la conscience que j'ai de cette planète rousse et duveteuse. Ma vision trouble abrite tantôt des scènes de massacre, tantôt la courbe imperturbable de l'horizon.
Je ne sais ce qui s'est passé sur cette terre avant notre arrivée, quels furent les péchés de ces êtres pour qu'ils soient punis de la sorte. Maintenant, c'est notre tour de rejouer la pièce. Umar délire, nous sommes pris dans sa mémoire fracassée, dans ses déchirements de planète morte. Je crois que ce monde rêve, que moi-même je ne suis plus qu'un de ses fantasmes. Je vis un cauchemar qui n'est pas le mien.



Chaleur – soleils, feu. Silence, rafales. Miroitement du sable, éclairs des combinaisons. Calme et destruction, j'avance. Au travers des déserts éternels, je progresse. Nouvelle victime. Monde bâti de cadavres. Solitude infinie, tout résonne.
Je vois des hommes que j'ai un temps connus arpenter les hauteurs du sable. Comme moi agiter leur bras frêles et leurs armes. Je vois une armée aux bombes asphyxiantes, et une civilisation qu'on dépèce.
Grimace entre deux sursauts de cauchemar.
Avance. Tire.

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