dimanche 27 juin 2010

ROM - Sacré Graal (mai 2010)

Miroir


Erald quitta la ville à l'aube. Une chaleur épaisse et moutonnante suait des larges plaines de blé rouge couchées sous les murailles. Le Pays, nonchalamment, bâillait, et la langue rose du matin lapait l'horizon humide. Le jeune homme, sourire d'enfant et cheveux d'or, s'élança aux côtés de sa monture, laissant d'abord celle-ci allonger quelques enjambées de titan, avant de s'y hisser agilement. Sous leur course fougueuse s'ébrouait la crinière rousse des plaines. La cuirasse gris pâle de la bête miroitait sous les rayons, et ses halètements de feu, par endroit, faisaient craquer la terre. Au son des trompettes lointaines de la citadelle, le dragon prit son envol ; son corps fuselé et puissant, s'agrippant aux courants chauds, monta en flèche vers le ciel. Ses battements d'ailes, par moments, frôlaient les derniers rubans pâles des brumes nocturnes. Erald, relâchant sa prise, sentit son cœur battre au rythme de ces lents crissements d'écailles sur l'air pur du matin.
Superbe journée en perspective, ouverte sur des horizons déserts. Vers le Sud, les rivières de sable leur indiquaient la route. Cette troisième année de quête touchait à sa fin, et Erald percevait, sensation nouvelle, qu'il approchait enfin de quelque chose. Un soupçon d'insouciance se mêlait à son enthousiasme. Il se sentait l'âme épique, quoi qu'on en dise.

La nuit arrivée, ils avaient trouvé refuge dans les hauteurs d'une forêt, couchés contre le ventre du ciel, aimait à penser Erald. Son dragon, Lory (c'était une femelle), était pendue aux branches basses et ronflait. Notre voyageur avait, lui, atteint les cimes. Visage d'or penché sur les frondaisons, il dominait le monde endormi. Il parcourut à grandes enjambées le tête frissonnante des arbres, imperceptible, levant la sienne vers les étoiles. Pourtant, il trouvait quelque chose d'angoissant à cette nuit sereine, splendide, et n'osait fermer les yeux. Des falaises grises dressaient leur haute stature à quelques kilomètres ; en jaillissaient, porté par la brise, de doux murmures, et parfois un rire. Les bois ployaient dans cette direction, prêtant hommage à ces géantes de pierre. C'était sans doute stupide de croire tout cela magique, mais voilà ce que ce se disait Erald, magique... Tant d'étrange élégance faisait naître en lui une sourde plainte. Mais le sommeil s'empara si vite de lui ! Son corps s'évanouit dans les feuillages, léger comme une plume, et atterri dans un grand buisson de gui. Car la fatigue sait se montrer brutale et quelquefois, comme la mort qui ne s'annonce pas, elle vient chercher son dû.
Erald rêvait déjà avant d'atteindre sa couche végétale. Il rêvait des visions divines, chuchotées par d'immortelles lèvres.

Des ruisseaux pourpres se ruent à l'assaut d'un marbre noir. Erald vibre d'excitation, la main sur la garde de son épée. Son périple touche à sa fin. Graal de tous les Graal, son destin, la raison de ces rêves innombrables... Le même palais de cendres, qu'il rêve depuis des années, se dresse comme un puits de nuit sur la surface du monde, néant irrésistible. Dans les clairs obscurs du songe, il tente de distinguer, à l'intérieur, ce qui peut l'attendre : un objet légendaire, une révélation, une rencontre ?
Rien qu'un soupçon de rouge dans cette mer d'onyx, rien d'autre. Le fil écarlate d'une vie sur une toile d'ombre. Coulure de sang chaud – des pleurs dans la nuit froide.

Au réveil, il était nuit encore. Lory grondait en bas, affamée. Erald haletait, secoué de frissons ; une main glaciale agrippait son esprit. Au fond de sa gorge, pour la première fois, le goût amer de la peur. Il cria à sa bête, d'une voix plus forte qu'il ne l'aurait voulu :
– Allez, va chasser et on décolle !
Repas englouti, ils reprirent la route. Le cours escarpé de l'Ondine, d'en bas, les guidait, perdu dans l'ocre des plateaux. Plus loin encore, on décelait l'éclat ténu des Mers de Jade. Mais là n'était pas leur destination. Il leur faudrait, derrière les portes du monde, en rejoindre le reflet inconnu. Ils se rendaient en Miroir. Cette terre sans habitants, ni vivants, ni morts, simple ébauche d'un monde possible, était peu accueillante. Elle n'aimait pas qu'on cherche à la remplir et expulsait la plupart de ceux qui, orgueilleusement, s'y engageaient. Aventuriers, exilés, armées... : on avait retrouvé, aux frontières du Miroir, des hommes vieillis de dizaines d'années, vivant des rêves dont ils ne pouvaient plus s'échapper, fous pour la plupart, l'âme flétrie d'ancestrales tristesses. Certains cependant ne revenaient pas.
Erald savait qu'on l'y laisserait entrer. Il avait été appelé.

Lory et lui voyagèrent encore quelques jours, accompagnés par la course du soleil vert et les rosaces des météorites. Le jeune homme était fébrile et épuisé. Lory même montrait moins de fougue, battait lourdement des ailes. Puis les couleurs se mirent à fuir des deux côtés du jour. Des étincelles blanches se mêlèrent à la poussière charriée par le vent. On arrivait en Miroir. Les voyageurs passèrent la porte Sud, depuis longtemps abandonnée – reste de civilisation au bout du monde. Au-delà une mer de brume mouvante s'étendait à l'infini et dissimulait le sol. Les perspectives s'y diluaient.
Toute la nuit, ils survolent cette impalpable terre. Il leur semble approcher d'un lieu incroyable qui les attire à lui et cherche à dévorer l'univers. Il fait de plus en plus froid. Pour la première fois depuis des années, Erald ne rêve pas.

Nouvelle caresse du jour, rêche et mordante. Erald vacille. Lory, à bout de forces, peine à maintenir sa trajectoire. À l'horizon des crêtes dentelées, dents d'ivoire dans une mâchoire bleue, ceinturent le monde. Qu'y a-t-il au-delà ?, songe Erald.
Ils chutent. Lory tourbillonne. Ses pauvres ailes, collantes de poussière et brisées de fatigue, flottent inanimées dans ce long sillage de vent qui s'échevèle derrière eux. Ils tombent dans la poussière qui tombe, en fine pluie, du ciel. Ce sont les larmes de Miroir. Ils plongent dans l'onde nuageuse. Ça ne fait pas de bruit. L'aube desséchée, au Nord, jette un rayon sanglant sur la plaine immense où ils disparaissent tous deux.

La forteresse noire tend sa bouche béante au-dessus des dunes, irradiant d'une beauté insoutenable. Erald fait face au palais de ses visions. Il ne sait ce qui a arrêté sa chute. Il a les mains en sang et la peau arrachée. Il avance. Un pas. Encore. Il entre. La gorge d'ombre déglutit.
Le hall est d'obsidienne nue. Des flammes de nacre en lèchent les murs. On dirait le mausolée d'une ancienne dynastie, la demeure splendide de l'éternité. Les courbes de la pierre, élégantes et raffinées, esquissent le récit d'une histoire sublime et inexplicablement cruelle. Erald pénètre dans un couloir aux ogives d'onyx. Il a la nausée ; entre ses lèvres brûlées passe un air coupant comme une lame. Épuisé, il titube jusqu'à une chambre tapissée de brocart noir. Des miroirs fumés entourent un lit funèbre où brûlent des larmes écarlates.
Des larmes.

Deux grands yeux noirs, des cils qui ne battent pas. Ses lèvres froides sur un baiser d'adieu. Daphné. La pierre elle-même murmure son nom. Un autre vient s'y mêler dans la litanie du deuil. Erald. Les échos de destins tragiques échouent sur les murailles et refluent vers la chambre. La percussion des siècles. Elle est vêtue de soie noir, sur le lit. Erald s'approche du corps mourant, fasciné par ce regard si vaste noyé de larmes rouges. L'éternité quitte cet être, maintenant qu'il est là. Elle l'a appelé et lui transmet son flambeau.
Erald comprend qu'il n'est qu'un maillon d'une chaîne immense, nouée de génération en génération. Dans l'écarlate incandescente qui baigne la couche, il s'allonge auprès de Daphné qui respire à peine. Est-ce un sacrifice ? Il sait qu'il doit souffrir pour que d'autres puissent vivre, qu'il lui faut embrasser cette douleur et la contenir en lui pour qu'elle n'absorbe pas le monde. Il paiera de sa vie le tribut de l'humanité, gardien de ce lieu jusqu'à ce qu'un autre à nouveau, appelé, désiré par lui, ne vienne l'en délivrer. Qui aurait pensé que Miroir fût si semblable à notre monde ?, songe-t-il. Le cœur de sable de ce pays bat sous la peau du désert, il pleure ses disparus. Tout a un prix, même le bonheur.
Prisonnier de ces révélations, Erald prend dans sa main celle de sa princesse morte, se noie dans un étouffant carmin. Des reflets gris teintent la salle. Seule une larme rouge, encore, attache à son esprit la conscience du monde. Mais il est né pour en sauver d'autres, et se perdre lui-même.

Et si personne n'en savait jamais rien ?


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