lundi 1 mars 2010

ROM - Conte à rebours (oct. 2009)

Écran noir. Partie

Je recommencerai. Je t’aurai, saloperie ! J’ai toutes les vies devant moi…


Écran noir. Fin de partie.
Le fourmillement de la mort achève de me dévorer les circuits. Merde, encore foiré. Ma marche funèbre se déroule au rythme des insultes que j’adresse, pathétiquement, au promontoire au-dessus de moi. Les radiations qui s’en échappent m’arrachent la peau, je ne suis plus qu’un mort en sursis et pourtant je trouve encore la force de penser : quelques mètres de plus et j’aurais atterri là-haut. J’aurais gagné. Fini la chasse à l’homme, l’odeur de la sueur sur la peau brûlée et la peur qui vous bouffe le ventre.
Malheureusement, il y a quelques secondes, je me suis vautré dans le Canyon. Mon corps s’est encastré dans le revêtement de la voie NBX-24 – j’ai senti contre moi des membres qui m’appartenaient et avaient fait bande à part, et des membres qui ne m’appartenaient pas et s’étaient pris d’affection pour moi. Mon sang giclait joyeusement, baignant ma musculature, désormais défectueuse, de cristaux liquides et artificiels. D’immenses tours de verre s’élevaient de l’autre côté du Canyon, face au promontoire. Le précipice où j’étais tombé se gorgeait de la puanteur presque palpable de la chair en décomposition. Mon lit de mort était en vérité un charnier de belle taille, mêlant le béton défoncé aux cadavres de forme humanoïde, aux carcasses métalliques et aux composants électroniques d’une autre époque. Tout ce qui, comme moi, avait loupé son baptême de l’air. Sous le soleil vert de Tuntur mijotait cette vallée macabre.
La confusion me serre le crâne, dont la partie droite a d’ailleurs abandonné la gauche pour une vie longue et heureuse dans les décombres poussiéreuses de mon atterrissage raté. Entre deux souffles rauques se glissent des bribes de mémoire. Mon histoire me revient en pointillés…
L’air collant de Tuntur, la chaleur empoissant mes membres au moment où je m’élance dans le vide. Ma trajectoire est presque parfaite. Presque. La plateforme du Centre Orbital, d’où j’ai sauté, résonne derrière moi des éclats du verre qu’on éclate à coup de crosse électro. Ces enculés de Röstr essayent encore d’avoir ma peau.
Ils ont des raisons de m’en vouloir. Ils se sont bercés de douces illusions – me descendre avec élégance, un tir de laser dans la gueule, une fléchette biotech dans la trachée. Mais je n’ai pas respecté les règles. La course-poursuite est devenu mon sport favori. Bien obligé. Les Röstriens m’ont traqué deux heures dans l’ancienne usine d’hélium, en contrebas du Centre. Mes sens bourdonnent encore des échos de la destruction… L’embrasement du hall principal, la grande flamme bleue venue percuter la verrière, et les gouttes de verre liquide trouant les combinaisons. Avant ça, les couloirs spongieux, pleins d’une odeur fétide et le son atténué des sabres à infraondes, dégainés dans l’obscurité. Le sifflement sordide des poumons artificiels qui rendent l’âme. Les vagissements des Boursoufflés, hideux esclaves des Röstriens, qui agonisent, les entrailles dans la pince. Le souterrain par lequel j’ai atteint l’usine s’effondre, il éventre l’esplanade synthétique autour. Les deux pans de matière bleue plastique se soulèvent, gondolés comme les bords d’une plaie qu’on aurait oubliée de refermer.
Mais d’abord… D’abord la fuite. Je déboule sur le monde de Tuntur par une porte nukh de ma planète natale. On me suit. Sans ce passage dimensionnel inespéré, j’aurais rendu l’âme – et les armes – dans les plaines d’Efrel, au cœur du maquis. Là, les broussailles ondulent, elles ne sont plus que flammes. Les Röstriens appellent des renforts. Je vois leurs escadrons de combat, cette boue noire et brillante, approcher de ma joue blessée comme le doigt de la mort. Le bruit des détonations me rend sourd. La colère et la terreur bouillonnent en moi, ce sont deux geysers de feu blanc qui lacèrent le paysage.
Je ne me souviens pas avoir connu un jour de paix.
Le début de mon combat n’existe plus. Mes souvenirs se perdent dans le gargouillis d’une agonie pas franchement sympathique. Mais il reste encore le jour de mes dix-neuf ans, le passage en revue des armes dans le manoir familial, sur Efrel… Un tir ennemi que j’évite de justesse, pour avoir le privilège de continuer à fuir pendant les dix années suivantes.
Il paraît que je suis un héros, un élu, ou quelque chose comme ça. Quelqu’un censé sauver le monde. Et bien ce quelqu’un est en train de crever. Peu importe, on murmure que je reviens toujours.
Pour l’instant, sous mes paupières sanglantes, rien qu’une frénésie d’images, celles d’avant ma cavale, d’avant Tuntur et le Canyon. Douceur des caresses maternelles, chaleur de l’Œuf originel… Flottement dans lequel se love un organisme en formation. Œil vigilant du Maître, qui choisit nos destins.
Et avant ?
Écran noir, début de partie.


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— Ouais, j’arrive M’man ! Juste une dernière. Faut vraiment que j’réussisse à passer ce putain de Canyon !

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