lundi 1 mars 2010

ROM - Paint It Black (janv. 2010)

Nevedius

Sur le monde inconnu d'Anathor était une mystérieuse cité. Peu d'hommes y pénétrèrent jamais, mais ceux qui foulèrent cette terre légendaire ne le firent qu'en rêve ; car les plus secrètes féeries n'ont nul besoin de châteaux et de dragons pour se dérober à nos curiosités. Elles habitent la face cachée de nos nuits, logées au creux de nos songes et nourries de nos sommeils troublés.

Nevedius était la première cité de la Ligue, plus riche qu'Azur, ville portuaire toute de bleue vêtue et peuplée de sirènes, plus puissante que Nuée, métropole des airs au corset d'argent baigné de nuages, et plus célèbre qu'Auror coiffée d'or, mère des artistes et des poètes. Et rien, pas même les souterrains de la ténébreuse Gouffre, hantés de sortilèges avortés, ne suscitait plus de crainte et de fascination que ce lieu. Joyau architectural d'Anathor, création délirante d'un architecte de génie qui, de la palette du peintre, avait fait une ville, Nevedius était toute de couleurs. On la surnommait l'Arc-en-Ciel.

Qui se mettait en route vers ce lieu fantastique n'apercevait d'abord, sur la courbe douce de l'horizon, qu'un tourbillon d'éclats et de formes. Pris de vertige, il voyait les perspectives bousculées par cette présence trouble, ce brouhaha que seul saisissait le regard. Chimère urbaine, Nevedius absorbait toute lueur et avalait les couleurs du monde.

À l'intérieur, cependant, le malaise né de cette profusion s'estompait. Des mosaïques de couleurs esquissaient à l'infini le lent dégradé de l'arc-en-ciel. Les teintes, conjuguées, contrastées, mélangées, semblaient se déhancher gracieusement sur la rondeur des pierres. À chaque édifice, l'extase visuelle était renouvelée. Les rues se remplissaient de promeneurs qui rêvaient la tête en l'air. Là, on longeait un quartier résidentiel aux villas jaune citron, soutenues par des terrasses safran, on passait près de jardins aux reflets roux, d'allées de marbre pâle et de statues d'ivoire. Plus loin, des ruelles d'un rose vif menaient vers de petites échoppes en torchis vert, fleurant bon la pistache. Sur les façades, des poutres d'un noir brillant soulignaient la silhouette des bicoques vendant jouets et friandises. À quelques pas, la Tour Coquelicot dressait sa grande masse de pierre rouge, bordeaux, et prune ; d'en haut, le quartier marchand paraissait serpenter comme une onde fraîche, passant du vert d'eau au turquoise, puis à l'indigo. Le flâneur aux hasardeuses déambulations découvrait encore le Palais Royal, tapissé d'or et de vermeil, ses toits d'argent et ses bassins de cristal, et la Cathédrale d'onyx, ses gothiques tourelles rehaussées de gargouilles métalliques et ses frontons d'améthyste. Le quartier du jeu et de la luxure célébrait, lui, la couleur bleue : dans de larges atriums, nimbés de la fumée bleue du tabac, des femmes à la peau luisante vous donnaient des baisers d'azur. Mais c'est à la périphérie que Nevedius cachait ses pauvres, dans une fange boueuse d'où la couleur, à force de douleurs et de privations, avait presque fui.

Les légendes sur l'origine de Nevedius étaient légion. La plus célèbre d'entre elles attribuait cette grandiose création à l'exaspération de dieux qu'on avait délaissés. Anathor s'était gavée de pouvoir et, parvenue au faîte de sa prospérité, s'était benoîtement assise sur ses richesses et ses certitudes ; son peuple avait brisé ses idoles en ricanant, renié ses croyances, fermé ses temples et ouvert des lupanars. Et il y en eut, quelque part dans l'Ailleurs, que cette désinvolture irrita. Ils rappelèrent aux hommes leur toute-puissance et, en une nuit, changèrent la face du monde. Là où n'était rien fut Nevedius. La fabuleuse cité trôna désormais au cœur de la Contrée.

Ce prodige ramena les hommes à leur ancienne foi, et, quelque temps, la leçon fut retenue. Des pèlerins vinrent des quatre continents d'Anathor déposer des offrandes sur les jeunes autels de l'Arc-en-Ciel. Soutenue par un peuple à la ferveur renouvelée, entièrement dévouée au culte des couleurs par lesquelles le ciel avait béni les hommes, Nevedius prospéra.

Mais les siècles passèrent sur la terre du miracle. Les jeunes générations chassèrent les vieilles, et leur cœur ne vibra plus au chatoyant contact de cette demeure qui les accueillait avec la bienveillance d'une mère. L'émerveillement s'usa, tout comme la foi et l'amour. Mécènes et artistes cherchèrent à embellir ce lieu qu'autrefois on disait parfait. Un alchimiste, entre autres, poussa l'hérésie plus loin : il prétendit avoir découvert la couleur divine dont l'homme, jusqu'ici, avait été privé. Et pour prouver ses dires, il brandit face à la foule assemblée pour l'écouter une pierre à l'éclat si aveuglant que tous, un instant, crurent avoir perdu la vue. Mais le rayonnement s'affaiblit et le silence se fit sur Nevedius. D'un seul geste, les hommes se prosternèrent devant leur nouvelle idole.

Que l'alchimiste eût véritablement découvert, à force de machinations et de magie noire, une couleur jusque-là hors d'atteinte du génie créateur de l'homme, ou qu'il eût manipulé les habitants de Nevedius, nul ne le sait avec certitude. Mais l'enthousiasme que sa provocante démonstration fit naître ne connut bientôt plus de bornes. Les mauvais peintres s'acharnèrent, par des mélanges de teintes douteux, à tenter de pâles copies de cette couleur qu'on n'osait pas nommer. Rapidement, tous les bâtiments s'en vêtirent, au moins partiellement ; mais bien souvent, il ne s'agissait que d'ersatz aux pigments de mauvaise qualité, qui vieillissaient mal et corrompaient l'agencement originel des couleurs de Nevedius. Le résultat fut une cacophonie horrible à contempler. La cité-mère aux attributs célestes fut mutilée par le geste orgueilleux de ses fils, qui se voulurent les égaux des dieux. Elle n'arbora plus qu'un hideux travestissement.

Ils furent peu nombreux à craindre les représailles du ciel. Pourtant, un soir, un violent orage secoua la ville. Le même cauchemar visita tous les dormeurs : Nevedius s'affaissait sous le poids de cette couleur qu'ils avaient honorée et devenait débris. Saisis d'effroi, tous se précipitèrent aux fenêtres et passèrent le reste de la nuit à redouter la colère des dieux. Mais au lever du jour, rien ne semblait avoir changé. Alors ce ne fut qu'un long éclat de rire qui hérissa la ville entière et se répercuta de foyer en foyer ; le peuple, ricanant, jouissait d'un soulagement inespéré. Ce fut la dernière fois qu'il eut matière à rire.

Le lendemain, certains remarquèrent que la rose des vents du dôme du Palais avait perdu sa belle couleur dorée. Ne restait qu'une armature de ferraille légèrement rouillée. Malgré tous les efforts qu'on fit pour couvrir à nouveau de feuilles d'or l'emblème du pouvoir, ce dernier demeura noir et triste au sommet de la ville.

Ce fut le commencement d'un lent effritement. Une morne pesanteur s'abattit sur Nevedius ; on n'entendit plus de rires dans les cours des écoles, plus de rumeurs au coin des cafés, plus de cantiques dans le chœur des églises. Les rues, devenues vides, se drapèrent d'ombre. Une vague de poussière submergea la ville. Les teintes se ternirent, certaines même furent reléguées au royaume des souvenirs et ne laissèrent sur les murs que des traces de peinture écaillée. Les clochers se noircirent, comme si le don que les hommes n'avaient su recevoir fuyait d'abord des hauteurs de la ville pour rejoindre le ciel. La marée grise descendit le long des colonnes, quitta les toits pour recouvrir fenêtres et balcons. Ce fut un souffle asphyxiant, un frisson sur la colonne du monde. Les canaux à l'onde autrefois miroitante arborèrent une couleur de poix dans laquelle rien ne se reflétait plus, et arrachèrent aux lieux qu'ils traversaient les restes de leurs parures d'antan. Au spectacle de leur cité vieillie et dénaturée, les habitants de Nevedius se rappelèrent un ancien rêve. Ils se penchèrent sur leurs miroirs et y virent leurs peaux se dessécher, leurs yeux se voiler et leurs lèvres devenir grises.

Il fallut du temps pour que Nevedius quittât définitivement sa robe de joie et de lumière. Mais il arriva un jour où les porches eux-mêmes baignèrent dans l'obscurité. De loin, nul n'aurait su voir la cité promise et son vertige lumineux ; il n'y avait plus à l'horizon qu'une masse informe et sombre, une verrue agrippée aux plaines de la Contrée. Dans la ville déchue, les hommes erraient tels des spectres, décharnés, inconscients, maudits. La pourriture rongeait leurs maisons et leurs rêves. Tout empestait la longue souffrance de l'agonie. Le noir, partout, scandait cette marche funèbre.

Un matin sans soleil, car le soleil ne se levait plus pour Nevedius, la bruine s'abattit sur la ville. Les gouttes sales balayèrent sa carcasse, se frottèrent aux lambeaux de sa splendeur passée. Les silhouettes et les formes s'engourdirent sous ces caresses et se firent floues. Translucide, la cité, à genoux, trembla sous ce dernier assaut. Diluée par la pluie qui ne cessait pas, elle s'effaça du monde telle une buée sur un miroir humide. Et il n'y eut plus jamais, sur le monde inconnu d'Anathor, de ville du nom de Nevedius.

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