mercredi 21 janvier 2009

L'oracle de ma vie

Chapitre XXIV

Il y a le livre, là, devant moi. Je le connais par cœur, j’ai poli et poli de mes mains sa couverture de cuir rouge, à tel point que parfois c’est ma peau que je sens sous sa peau à lui, sous sa carapace rigide et nue. Par endroit, des accrocs se sont faits visibles, comme si des dizaines de petites dents, aiguisées, avaient mordu dans la matière même du livre, dans l’épaisseur de sa tranche, dans le rembourrage des coins qui le rend grossier, destiné à un vulgaire usage.
Car quoi de plus vulgaire que de tenir le compte des jours que nous avons vécus, et de ceux qu’il nous reste à vivre ? Chacun d’entre nous le fait, même s’il s’en défend parfois. Nous sommes souvent taxés de narcissisme, nous les inquiets du devenir, nous qui ne pouvons nous empêcher de nous dédoubler pour mieux nous voir. Mais si l’on nous considère ainsi, c’est parce que l’on sait trop bien que ce que nous faisons peut être dangereux. Ce que nous croyons contrôler finit toujours s’emparer de nous.
Il y a le livre, là, devant moi. Il est ouvert à la dernière page et la bougie dont la flamme dort sans bruit, à ma droite, y jette un halo feignant qui le tache de jaune. Il n’y a que moi qui ne parvienne pas à dormir. Sans doute parce que, bien que j’ai crispé mes doigts sur la plume et que j’ai serré, serré mes lignes, mes intervalles, pour qu’ils prennent moins de place, je suis arrivé tout au bout. Certes, chacune de nos entreprises a une fin, et nous la posons souvent nous-mêmes, avec soulagement, pour nous débarrasser quand nous devenons las de nos amusements d’un temps. Mais cette fois l’issue me sera dictée, et je l’accepterai sans tergiverser. J’y ai cru trop longtemps, je me suis prêtée au jeu avec trop de ferveur pour accepter qu’on me dépossède ainsi de ce que j’ai créé, de ce livre et de ce qu’il contient, toute ma vie,
ce que je fus, ce que je suis, et ce que je serai.
Dehors la nuit est semblable à toute obscurité de printemps, légère et insouciante. Il me reste la place de conclure mon histoire, et pas davantage. Mes doigts tachés d’encre hésitent encore, je ne sais pas pourquoi. Il n’en peut être autrement, comprenez bien, il ne reste plus qu’une page. Une page pour mettre un terme à tout ce que j’ai toujours laissé en suspens, une page pour tout laisser brusquement retomber à terre. Une page pour une fin heureuse ou le coup de poignard d’une tragédie, sombre et fatal, déchirant la soie du pourpoint d’un trait élégant et souple. C’est à moi de choisir ce qu’il en sera ; ou plutôt, c’est à moi de faire mien ce qu’on m’impose déjà, ce que je vais m’imposer, là, maintenant, comme toutes ces choses que par le passé je me suis imposé de vivre, sans penser réellement à ce que je disais, à ce que j’écrivais.
Devant moi, donc, il y a le livre. Il y a la plume qui m’a toujours servi, et les taches sans forme et sans volume des objets autour de moi, qui n’ont pas d’importance car je ne les verrai plus longtemps. Je relis les dernières lignes que j’ai écrites, cela me semble des années et pourtant l’encre en est encore fraîche. Je fais durer mes dernières minutes.

Mercredi 21 janvier :
J’aurai une fin digne de mon œuvre. Puisque j’ai la certitude de pouvoir décider de mon devenir, je veux qu’il soit brillant, qu’il traverse la voute sans profondeur des cieux humains pour venir y loger un astre plus pur, plus intraitable que tous les autres, mon étoile, celle à laquelle je ne renoncerai jamais
.

J’ai acquis et j’ai perdu plus que je ne l’aurais jamais cru, en quelques mois, j’ai compris bien des choses. Et alors que je m’apprête à clore le chapitre de cette vie que j’aurai toujours devancée, alors que j’hésite, juste un instant, à refermer le livre, pourtant une sourde obstination me pousse encore. Il faut bien que la fin soit à l’image des débuts, pleins d’espoir et d’enthousiasme.
Il y a le livre devant moi. Et mes mots qui viennent en rejoindre d’autres pour tracer en pointillés la fin de mon existence. Elle fut belle, il n’y a pas de doute. Et puisque tout ce que j’écris n’est rien d’autre qu’une réalité future qui viendra immanquablement à se réaliser, je décide que ma mort le sera aussi, belle.

Deb a téléphoné. Je n’ai pas décroché, parce que j’étais occupée à régler mes comptes avec moi-même, avec le livre.

Le téléphone sonne. C’est Deb. Elle ne laisse pas de message sur le répondeur, mais c’est elle. Ce fut rapide. A mesure que mes prédictions se rapprochent de la grande question dont nous sommes tous habités, qu’y a-t-il après ?, elles se sont font plus brutales, et leur réalisation devient plus brusque. La réalité, confuse d’être ainsi à ma merci, déroutée de se voir dicter sa route par l’apprentie écrivain que je suis, se venge en hâtant les choses.

… parce que j’étais occupée à régler mes comptes avec moi-même, avec le livre. C’est tout un, la même chose. Devant moi il y a le livre, et juste à côté, le poignard repose sagement, sa lame d’onyx ne porte pas le reflet de la bougie qui dort, à ma droite. Je saisis le manche glacé. Mes doigts l’enserrent fermement, assurent leur prise. Je regarde l’instrument de ma mort avec un sourire de sagesse aux lèvres, avec bienveillance presque. Je l’ai choisi, après tout. Il m’est un fidèle compagnon, celui qui, le dernier, assistera mon ultime soupir.
Je plonge la lame, profondément, d’un geste ample, sans accélérer, sans ralentir non plus. L’entaille est large, elle barre ma poitrine d’une blessure sombre. L’humidité du sang imbibe ma chemise grise. C’est chaud. Je n’aurais pas pensé que ce soit si
chaud.
Il est venu, le temps de dire Adieu. Il me semble l’avoir déjà écrit cent fois, mais j’aime faire les choses dans les formes. Ce sera mon dernier caprice d’auteur, laisser une œuvre achevée, recherchée jusqu’aux frontières des territoires mortels.


Ca y est, je l’ai écrit. Mes doigts se saisissent brusquement du poignard. Je le veux, bien sûr, c’est moi qui l’ai décidé. Mais même si je décidais, brusquement, sans raison, d’oublier ce que j’ai appris ces derniers mois, que la volonté du livre est inévitable, je ne pourrais rien faire. Il m’est impossible d’échapper à la lame qui fend l’air comme il m’est impossible de ne pas voir l’entaille large qui barre ma poitrine d’une blessure sombre, de ne pas sentir l’humidité du sang qui imbibe ma chemise grise.
Cette humidité si chaude.

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