dimanche 10 juillet 2011

ROM - Faites vos jeux (mars 2011)


Je poussai le large panneau de chêne incrusté d’ébène. Derrière, un alignement vague de fauteuils défraîchis aux bras rehaussés d’or bordait d’éclats un long couloir baigné d’ombre et de poussière. Il n’y avait personne mais le lieu bruissait d’une étrange présence ; les tentures de moire tombaient en larges flaques sur le parquet vieilli, arborant des reflets sournois qui jaillissaient sous les chandelles ; le son d’un luth, derrière les cloisons, mourait en brefs échos sonores au pied des coffres marquetés, négligemment ouverts sur des gueules obscures. Un clair de lune peureux tombait à regret des croisées et jetait des gouttes laiteuses à mes pieds. J’avançai parmi ces perspectives irréelles, je devinai les boiseries et les fresques écaillées avec le sentiment de pénétrer dans un domaine gorgé de nuit à l’haleine lourde de ténèbres. Mes pas arrachèrent un cri aux lattes usées, immédiatement étouffé par les velours épais des causeuses et des bergères. Je scrutai le sol pour éviter de m’empêtrer dans les vieilleries entassées contre le mobilier – des boîtes à musique, des rubans et des dentelles débordant de coffrets ouvragés, quelques reliures au cuir fatigué et un grand nombre de cornets à dés, jeux de cartes et gros sous maculés d’empreintes –, lorsque j’aperçus une simple porte de bois clair, sans poignée, qui nimbait d’un halo pâle le point de fuite de la galerie.


Secouant la tête pour sortir de l’hébétude qui me gagnait progressivement, je parvins en quelques enjambées au battant que je poussai du bout des doigts. Il céda sans bruit à ma pression. Derrière, on jouait.

Des tables tendues de rouge, de vert et de bleu s’étageaient par dizaines dans les profondeurs d’une ancienne chapelle. Les vitraux, badigeonnés de noir, montraient des yeux crevés dont les pleurs fantômes, grisâtres, oppressants, se mêlaient aux volutes paresseuses des fumerolles que soufflait l’encens presque consumé. La seule clarté provenait d’un lustre en fer forgé, perdu dans les hauteurs de la nef, sous une rotonde condamnée. Mais l’éclat des cierges, comme s’il se fut affadi en tombant de si haut, se noyait dans le grain sale des draperies et des brocarts. Une semi-pénombre aplanissait les formes, vêtant de gaze maladive les êtres et les choses.

Malgré tout, on jouait. Dans le transept, des silhouettes se groupaient autour des tapis, lançaient des jetons de vieux cuivre et suivaient avec une tension perceptible le ballet muet des cartes ; les dés passaient de mains en mains, avec une brusquerie discrète, une violence frémissante. Les gestes des joueurs, empreints d’une sourde retenue, déployaient dans le jour spectral des arabesques vibrantes, prêtes à craquer. Une lourde pulsation, rauque comme le raclement des dés dans les cornets, pesait sur les corps, courbait les dos, brisait les doigts. On eût dit le poitrail fumant d’une bête monstrueuse qui pesait sur nos têtes et soufflait une buée malsaine. Étouffant, je sentis mon pouls s’affoler ; j’inspirai à plusieurs reprises l’air corrompu, luttant contre l’angoisse. La lourde masse du tombeau s’entrouvrit. Ma respiration s’accorda bientôt au lent roulis des corps devant moi.

Je quittai le nimbe charbonneux du porche et descendis quelques marches en direction des tables. Ma grande carcasse glissa sur le marbre. Une douce indifférence, comme une euphorie nue et glacée, coula au creux de mes reins, collant à mes paumes écartées. Je goûtai le calme sépulcral. Le désir du jeu me mordit les entrailles ; la brûlure, dans mon ventre, nourrit mon sang transi. Je fus pris d’une passion glaciale comme les mourants par le trépas.

Arrivé près des joueurs, je pus distinguer, sous les chevelures brouillées en sombres auréoles, des visages cireux. Les lèvres, pâles et brillantes, mettaient sur tous ces masques une phosphorescence d’outre-tombe ; tournées vers le jeu qui se poursuivait en un vivant tournis de pièces, elles arboraient des moues tordues, s’entrouvrant parfois sur deux rangées de nacre avant de trouer d’un sourire d’ombre une chair malade. C’était les reflets troubles d’une même grimace. Je sentis mes crocs percer à travers ma bouche. Saisi d’une joie sinistre et enivrante, je me penchai vers la première table.

Je perçus brutalement la houle murmurante du jeu ; des sifflements rauques, éructés douloureusement, formaient des nombres sans suite ; les trachées se tordaient pour cracher des phrases énigmatiques qui claquaient dans l’air en mourant. S’y mêlaient les injonctions imperceptibles du croupier et le crissement des ongles ramassant les mises. J’étais hypnotisé par cette étrange cacophonie aux limites de l’audible. Ma poitrine se soulevait en d’écœurants haut-le-cœur au son des mâchoires qui craquaient et des chairs fripées. Mes bras, pris d’une rigidité soudaine, heurtèrent le panneau de bois et de métal. Je m’y retins, accablé d’une pesante faiblesse. Je posai des griffes noueuses sur le tapis vert. Tout se figea.

Les dés, arrêtés dans leur course, vacillèrent le long d’une trajectoire improbable, dessinant dans l’air une traîne blanchâtre. Les cartes parurent frémir et se tordre sous l’effet d’une pression malfaisante. Les écus flamboyèrent.

Ils me regardaient tous.

Ils me fixaient de leurs orbites vides. Ils tendaient leurs museaux rongés et tiraient leurs chairs gangrénées où perçait l’os. Leurs gosiers exhalèrent un souffle de sépulcre. Lentement, leurs serres décharnées cliquetèrent et rythmèrent le branlement des carcasses sous les capes miteuses. Le martèlement se mut en cadence nerveuse, en fatale impatience. En interrogation pressante.

À ma droite, un dé accrocha un chatoiement macabre.
Je m’en saisis.

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