dimanche 10 juillet 2011

ROM - Delirium tremens (juin 2011)

La Morphée

L’écluse aérienne était encombrée ce matin. La masse glougloutante des véhicules s’écoulait lentement depuis l’échangeur routier et cahotait à coups de pétarades puantes et de crissements de freins parmi les tours du centre administratif. À quelques centaines de mètres du sol, un bruit de succion se propageait de capsule en capsule, ronflant et s’apaisant au rythme nauséeux de la circulation. Perché dans une des cabines du métro, je retins un haut-le-cœur. J’avais l’impression d’être digéré par un intestin géant. La tête me tournait. Une suée froide me poissait les paupières, ajoutant à l’irréalité du spectacle, dehors, de la ville moisie de brume et hérissée de gratte-ciels.
La rame 26B parvint enfin à son terminus. Depuis l’ascenseur bondé, j’avisai les hauteurs de la Clinique. Immaculé, le bâtiment possédait plusieurs baies vitrées qui le trouaient de part en part et laissaient entrevoir, en coupe, de longs couloirs donnant sur des salles vides. Je pénétrai dans le hall. Tout était silencieux. La femme, à l’accueil, m’adressa un sourire éteint, mais j’eus l’impression qu’elle s’adressait à quelqu’un d’autre. Je me retournai vivement et ne vis, dans l’ombre molletonnée du salon, que le grand miroir et mon visage tiré de fatigue. Je me trouvai l’air étrange.
Je gravis les trois étages qui me séparaient de mon bureau et, saisissant ma blouse d’une main, m’habillai prestement en commençant ma tournée d’inspection. Sept heures sonnèrent au gong électrique de la Tour Chine, à plusieurs kilomètres de là. Je croisai un collègue et le saluai. J’entrai dans le premier dortoir des Rêveurs.
– Bonjour, docteur Armenthe.
Valérie avait un sourire d’une blancheur incroyable. J’esquissai en retour un pitoyable rictus, résultat de nuits d’insomnie ravageuses. Trois mois... Trois mois qu’éreinté, je me traînais d’un bout à l’autre de ma vie, basculant dans une douce hébétude. Il était temps que le sommeil cesse de me fuir.
– Bonjour, Valérie. Quelque chose de nouveau, cette nuit ?
– Comme d’habitude, la livraison de l’aube... Ils sont là-bas. Ça fait trois, ce matin.
Je la remerciai d’un signe de tête, pris les maigres dossiers qu’elle me tendait et me dirigeai vers les lits indiqués. Le long bruissement des respirations était presque imperceptible. Autour de moi, des centaines d’individus reposaient, blafards et rigides, suspendus on ne savait trop comment sur le fil ténu de la vie. Je m’arrêtai devant les nouveaux venus – une femme et deux hommes. La femme était encore belle, malgré les rides qui lui couraient au coin des paupières. Je passai un doigt sur sa joue fanée. Les hommes paraissaient d’une grande banalité. Tous trois, cloîtrés dans une palpable immobilité, étaient sensiblement absents. Ils offraient le spectacle d’une mort qui trichait et à laquelle je n’étais toujours pas habitué. Hors de ces enveloppes corporelles désormais inutiles, ils devaient jouir de visions incroyables et arpenter les limbes d’un monde époustouflant, sans commune mesure avec mon univers désinfecté. Me penchant davantage vers la femme, je perçus des relents d’alcool et de luxe. Les traces d’une nuit de débauche sensorielle marquaient nettement son corps : pupilles rétrécies et assombries, comme mortes, veines saillantes d’une riche couleur rose au creux du coude. Et toujours cette étrange désincarnation par laquelle l’esprit semblait avoir définitivement quitté la chair. Soudain, comme cela arrive parfois, les trois Rêveurs exhalèrent un souffle lourd où s’épanouit le parfum entêtant de la Morphée. Je fus pris d’un douloureux vertige et dut me retenir aux montants du lit pour ne pas m’affaisser sur la patiente. Je tentai de maîtriser une angoisse familière où la fascination se mêlait à la répugnance. Me revenaient à l’esprit, assourdis, les propos du Mentor lorsque j’étais encore novice à l’École : « La Morphée est bien plus qu’une drogue : c’est la porte ouverte sur le monde de l’esprit et du désir. Vous serez médecins, et pourtant vous serez tentés. Vous désirerez ces espaces inconnus où les émotions, les sensations, la vie même, sont démultipliées. Il y a quelque chose de divin dans l’extase que vous procure la Morphée. Mais ne vous y risquez pas, ou cette extase sera votre éternelle prison. Allez voir les Rêveurs, les grands comateux de la Clinique. Ceux-là sont perdus à tout jamais. » Perdus. Face à l’ordonnancement parfait de mon quotidien naissait quelquefois en moi le désir d’une perte irrémédiable.
Les dossiers ne m’apprirent pas grand-chose sur les trois patients. Riches comme les autres, évidemment, pour avoir pu se payer une quantité de Morphée susceptible de provoquer une overdose. 45 ans pour la femme, 50 et 56 pour les deux hommes. Admis à la Clinique vers quatre heures du matin. Inévitablement, c’était à cette heure-là que les jeux dangereux des nuits friquées accouchaient de leurs fruits pourris. Chaque aurore apportait son lot de comateux, délivrés par hélico dans de longs brancards blancs que l’on rangeait méticuleusement les uns à côté des autres. Ils étaient de plus en plus nombreux – les médias parlaient déjà d’épidémie. Aucun Rêveur ne quittait jamais la Clinique.
Abandonnant ma ronde, je me rendis au quinzième où l’on m’avait bipé pour un patient difficile. L’ascenseur faisait des siennes, j’empruntai la cage d’escalier et grimpai, suspendu au-dessus du vide grisâtre de la cité. La pollution moutonnait en noirs crachats et ne laissait filtrer du soleil que de minces rayons fadasses. Je fermai les yeux, imaginant la lumière chaude et pleine, la lumière vive de mes années d’enfance à la Périphérie. Je sentais l’ocre brûlant coulant sur ma peau, enivrant. Mon cœur se mit à faire des bonds précipités dans ma poitrine comme pour se jeter dans les profondeurs du ciel qui s’ouvrait sous moi. Reprenant mes esprits, je pris conscience du poids glacial qui pesait sur mon torse et expirai maladroitement, presqu’affolé. Ces apnées incontrôlées se faisaient de plus en plus fréquentes. Chacune d’elles m’offrait un moment d’évasion intense, au bord de la rupture. Mais j’étais conscient des risques et, plus encore, des rumeurs qui commençaient à circuler parmi le personnel de la Clinique. Hier encore, je m’étais effondré dans mon bureau, sans souffle ; je n’avais dû la vie qu’à l’intervention de ma secrétaire. Étrangement, je ne m’inquiétais pas outre mesure. Je décidai toutefois de consulter.
Poussant la porte à double battant du service des urgences, j’entrai dans un monde tout différent. Ici, la Morphée n’avait pas complètement vaincu et s’agitait encore pour ravir définitivement l’esprit qui lui résistait. L’odeur me prit à la gorge, saturée de relents âcres de sueur et d’urine. Les râles et les hurlements fusaient dans le couloir principal plongé dans l’ombre pour réduire les troubles liés au sevrage – les Morphéeux étaient très sensibles à la lumière. Le docteur Borel m’attendait. Sur le lit, un certain M. Choss se tordait de rage, roulant des yeux, le menton noyé de bave et le visage agité de tics. Son vêtement déchiré laissait voir une peau crayeuse tachée de brun comme un fruit blet, exhalant des remugles de pourriture. Sur le crâne, déjà, saillaient des veines violettes qui ondulaient comme des serpents furieux. La crise était grave. Un regard de Borel confirma mes craintes.
Delirium tremens, niveau 5, souffla-t-il, aidant les deux infirmières à maîtriser le patient. Une rechute... il est là depuis une semaine. Je voulais votre... votre avis.
Son visage rubicond se tordait sous l’effort.
– Quelle dose pour une crise si violente ? La dernière fois...
La dernière fois. La dernière fois, c’était Lincia, la femme du Préposé aux Transports – autant dire un cas délicat. J’avais assisté le responsable du service tout au long du sevrage. Lincia avait d’abord présenté de nombreux signes de rémission, s’adaptant relativement bien à la privation graduée de drogue. Bien sûr, il restait dans ses yeux quelque chose d’indéfiniment absent et ses capacités intellectuelles avaient été gravement atteintes. Mais nous avions l’espoir de ramener cette fille de vingt ans du côté des vivants, de l’arracher au purgatoire éternel de Morphée. Un soir, Lincia avait fait une rechute. Son cœur, malmené par des semaines de sevrage, s’était tout à coup emballé. J’avais vu de mes propres yeux son corps encore souple, malgré les ravages de la drogue, se briser comme une brindille sous l’effet des convulsions. C’était horrible. Une révulsion de la chair, une lente agonie qui la laissait tremblante de souffrance, fiévreuse et défigurée. Consultés dans l’urgence, les médecins du service avaient préconisé l’injection d’une dose relativement faible de Morphée, afin de ne pas ruiner trois semaines de traitement qui, jusque-là, avaient largement porté leurs fruits. Je m’étais opposé à cette solution, pressentant que dans ce corps tressautant, broyé et déchiré de l’intérieur, quelque chose allait se rompre à tout jamais. Sur ce coup-là, nous ne pouvions vaincre la grande déesse. Je sentais avec une terrible angoisse que nous n’arracherions de ses griffes rien d’autre qu’un pantin de chair déserté. Deux jours plus tard, les convulsions avaient cessé. Lincia, les yeux définitivement blanchis par la douleur, n’avait plus jamais prononcé un mot. Hébétée, absente, idiote même, ce n’était plus qu’un légume qu’on avait rapidement rendu à sa famille. Elle avait grossi la masse des Absents qui, dans notre société de morts-vivants, attestaient du carnage de la Morphée. En ville, chaque fois que je croisais l’un de ces handicapés victimes d’un sevrage raté, je pensais à elle. À tout prendre, autant devenir un Rêveur : ceux-là, au moins, on pouvait croire qu’ils vivaient, ailleurs, une vie effrénée de plaisirs. Mieux valait cela plutôt que de se perdre, à force de souffrances, sur le chemin ramenant du nirvana sensoriel à la réalité.
Je hochai la tête en direction de Borel :
– Non, pas comme la dernière fois. Donnez-lui 10 mg. Ne prenons pas de risque.

Le lendemain, dans le bureau de mon chef de service, on me servait des remontrances amères nourries de lourds reproches. C’était irréel. Oscillant imperceptiblement dans le fauteuil capitonné, je me sentais planer, irréductiblement en dehors de moi, insensible à l’emportement des autres. On me faisait énergiquement valoir le risque que j’avais pris en prenant seul une telle décision, on brandissait la menace d’une comparution devant le Conseil et d’une radiation définitive de l’Ordre... À côté du gros Dr Gerbeaud, un autre docteur, un certain Allègre, et un autre, un certain... et un autre... et quelques dizaines d’autres visages, et des bouches sans lèvres et sans gencives, des claquements de dents sans mots, tout silence, le soir qui fond dans la lueur des néons, je veux passer dans la lumière nue... Je
– Armenthe, réveillez-vous !
Je sursautai violemment.
– Votre geste est d’une extrême gravité ! Vous serez sanctionné. Qu’avez-vous à dire pour votre défense ?
Je ne répondis pas, cherchant avec peine à comprendre le sens des mots qu’on m’adressait. J’avais la plus grande difficulté à me concentrer.
– Bon Dieu, Armenthe, songez à ce pauvre M. Choss !
Égaré, je songeai à ce pauvre M. Choss et ne me rappelai qu’un visage congestionné, traversé de spasmes, un visage de cauchemar qu’une simple injection avait relâché, embelli, illuminé... comme un retour au réveil après un mauvais rêve... Pourquoi s’acharnent-ils à arracher ces êtres à leur bonheur solaire, pourquoi... les faire tomber, malgré eux, dans notre monde absurde... absurde... Les hommes qui me parlaient se mirent à dresser leurs mains crochues. Ils les agitaient méchamment vers moi. Leurs voix indistinctes jaillissaient tour à tour de leurs gorges et crissaient contre les palais.
– Ce n’est pas la première fois que vous vous retrouvez mêlé à de telles complications... Prescrire une dose si forte ! Comment avez-vous pu y songer ?... Souhaitez-vous faire de tous nos Morphéeux des comateux ?!... Vous avez condamné ce pauvre homme ! Nous sommes ici pour soigner ces gens !... En agissant ainsi, vous faites le jeu de la Morphée, vous lui livrez ses victimes...
Le jeu de la Morphée, le grand jeu existentiel – mes pensées brûlantes me trouaient les chairs comme des aiguilles chauffées à blanc. Ma chemise collait sur ma peau moite, je lançai mes doigts en l’air pour attirer l’attention et me raclai la gorge, mais je ne pouvais plus parler. Un couinement ridicule se faufila entre mes lèvres. Il me semblait, sur ma droite, apercevoir des photographies de famille au bord de mer, la mer se mouvait réellement et je pouvais du doigt remuer les minuscules grains de sable sur la plage.
Je... je tournai à nouveau la tête et je n’étais plus là. Ils n’étaient plus là. Il n’y avait plus de . Mes paupières étaient collées mais je voyais une lueur floue. Je mis ma main droite près du cœur et attendis le prochain battement. J’attendis.
J’attendais.
Les rumeurs du métro parvenaient du fond comme des... éclats... de... voix. Lincia me faisait un signe vague en riant à pleine gorge et m’attirait vers le fond des vagues, les vagues de brume et l’écume brune de la ville. J’agrippai la rambarde avec joie, l’enthousiasme bouillonnait dans mes veines roses, ROSES, j’enjambai le parapet...
Une poigne griffue me secoua l’épaule. J’ouvris les yeux avec peine. Devant moi, Borel gesticulait et tentait de me dire quelque chose. J’étais au quinzième, à nouveau. Je ne savais plus comment j’étais venu là. L’alarme se mit à rugir et des brancards passèrent en trombe dans le couloir. Borel s’éloigna à grands pas. Il avait rétréci, il se perdait maintenant dans ses longues chaussures de croque-mort... les touffes de cheveux s’échappaient de la semelle... Je me mis à trembler et essuyai d’un revers de main la sueur qui me coulait du front. Je me sentais mal, je voulais me secouer la tête et remettre mes idées en place. Je vérifiai mes poches : mon bipeur et ma convocation devant le Conseil, demain 15 heures. Je ne me souvenais pas. Des visions de corps torturés me sautaient à la gorge. J’entendais les chirurgiens s’affairer tout près. Je ne parvenais pas à sortir de ce cauchemar – couche Mar-Marie couche-moi, Marie... une comptine d’enfance me martelait les méninges et piétinait ce qu’il me restait de conscience. Je dévalai les marches quatre à quatre et m’assis sur le palier, m’assis seul perdu dans la nappe étincelante du carrelage blanc. J’essayai de me souvenir de quelque chose de stable, mais le monde se dérobait. Tout fuyait. Je regardai le soleil se coucher à toute vitesse de l’autre côté des baies, poussé au cul par les éperons incandescents de la nuit. Je tremblai de fièvre. Une soif irrésistible me prit. Il fallait que je me réveille. Je me mis debout malgré la douleur lancinante qui me tordait les entrailles. Mes bras, agités de spasmes, étaient deux excroissances inutilisables qui pendaient lâchement de chaque côté de mon tronc comme des antennes mortes. Je me dirigeai cahin-caha vers les Grands Rêveurs rêveurs d’univers qui requéraient mon attention, je ne sais plus pourquoi, il fallait observer. Observer leur beauté, leur bonh...
– Température constante chez les deux hommes. La femme présente quelques signes intéressants.
Valérie s’éloigne comme une ondée d’automne sur la face riante d’un soleil rouge, soleil des jeux de l’oie sous les couche Mar-Marie couche-moi, Marie berce-moi... Je me bouche les oreilles et gémis plaintivement. Les internes me regardent étrangement. Étrangement, ils ont des yeux de chats, fendus comme des lunes. La femme aux joues fanées, devant moi, a des lèvres et des veines roses. Elle a des lèvres qui m’appellent. Je me penche un moment, dilué par un nouveau vertige, et je sens, inévitablement, le dernier battement de mon cœur s’étendre dans la durée infinie qui sépare la fin du rêve du réveil. Les choses autour de moi s’effacent comme des traînées de songe sur le fond clair d’une aurore, la ville entière tournoie et moi je voudrais – me réveiller !
Les autres. Les Rêveurs. C’est moi qui rêve. Nous sommes les rêveurs. Je veux – basculer
Je veux
Morphée

Elle me tend ma dose. Elle me sourit. Je ne respire plus. Je plonge dans l’apnée, à contre-courant je remonte le cours vers son sourire. J’enfonce l’aiguille dans mon bras.
Je garde les yeux fermés pour voir.

1 commentaire:

Your words, now...