dimanche 10 juillet 2011

Concours de nouvelles (2011), thème : Un mensonge

Un procès

C’était le premier jour du procès. Pour Prés-Bas, fruste bourgade semée de fermes grossières et de cultures, engourdie dans ses mœurs rustiques et pleine d’une campagnarde suffisance, un tel événement était plus qu’une nouveauté : c’était une révélation. À la surface d’une vie quotidienne rythmée par le travail des champs, un vague tremblement avait couru ; quelques rumeurs d’abord, puis un embrasement de foule fiévreuse s’étaient rué sur les terres emblavées et cette marée fébrile, par vagues successives, avait ébranlé la tranquille province des marges du Royaume. Une ancienne soif de sang resurgissait à la faveur du crime, perçant sans peine une carapace séculaire de ferveur simple, épaisse et lourde. Les bouches se déliaient ; d’anciennes histoires quittaient l’enfouissement profond où elles avaient langui et folâtraient au coin du feu, revigorées par des langues dérouillées prises d’une subite frénésie de conter. Réveillant à force de mots ses criminels, ses fous et ses vicieux, le peuple de Prés-Bas ranimait un long et beau passé de faits divers.

Il faut dire que le crime était grandiose. En tant que médecin officiant dans le bourg le plus proche, j’avais été mandé sur les lieux dès la découverte du cadavre. En compagnie du bourgmestre et de ses agents, j’avais pénétré dans la métairie, une ferme quelque peu isolée à un kilomètre de la route. Suivant un long couloir maculé de terre et d’excréments, nous avions débouché dans la pièce commune et aperçu, au milieu d’un fouillis de paille taché de flaques sanglantes, un homme qui nous souriait. On avait prolongé ses lèvres de deux plaies rouges et dessiné un sourire cruel jusqu’au coin des paupières. Je distinguai des chicots noircis dans la bouillie de chair qui, déjà, prenait une teinte brunâtre. Les bras étaient légèrement écartés, les mains entrouvertes, le torse détendu. En-dessous, un gouffre béant où germait une pousse plus claire qui, à notre effarement, prenait rapidement ses aises et vaquait librement hors du corps du malheureux, serpentant dans la pièce entière et marbrant de lacets rosâtres la terre battue. Le criminel avait éviscéré sa victime et disposé avec art les entrailles dans le décor. Des tourbillons de tripes pendaient ça et là, certains fixés à mi-hauteur du mur, d’autres enfoncés dans la glaise répugnante comme si l’on s’était servi des boyaux pour creuser des sillons à même le sol. Après quelques haut-le-cœur mal contrôlés et des notes prises à la va-vite dans la puanteur suffocante, le bourgmestre m’ordonna de procéder au rapatriement des organes dans le corps de la victime. Je ne pus alors m’empêcher d’observer une fois encore, avec une pointe d’admiration, la macabre disposition des viscères. Je rafistolai grossièrement le corps. J’obtins une sorte de poupée au ventre anormalement gonflé, au sourire effrayant et aux membres étrangement disposés. Une voiture de police du comté achemina le cadavre jusqu’à mon cabinet. Quatre jours plus tard, l’enquête était bouclée. Comme tous les habitants de la région, l’annonce de l’arrestation me fut un grand soulagement.

En ce matin cireux noyé de brouillard, Prés-Bas s’apprêtait gaiement, décidée à faire une belle performance pour son premier drame judiciaire. Une même impatience prenait le village aux tripes ; on voyait sur la place de braves paysans imbibés de vin rouge, les cheveux hérissés de paille, dont les propos charriaient la houle chantante du patois, et des groupes de femmes fortes et rouges, en tabliers sales, qui corrigeait des gamins ravis d’échapper à la classe ou aux champs. En effet, il restait quelques jours avant les moissons, mais on les désertait sans regret. Pour la première fois depuis des lustres, la terre de Prés-Bas dût attendre que la faveur des hommes lui revînt. Tous se réunissait autour de la « mairie », nom pompeux qui désignait une vulgaire masure hissant sa toiture difforme au-dessus des bicoques voisines comme un bossu cherchant, malgré sa difformité, à dominer son monde. Là communiait silencieusement la foule ; elle consommait avec chaleur l’hostie sanglante.

Ce matin, alors que se pressaient dans la salle d’audience les corps à l’odeur rance de sueur et d’urine, je percevais si bien cette effervescence sauvage que je ne parvenais pas à échapper à son emprise. Mes longs doigts, habitués aux minutieux travaux de chirurgie, étaient pris de tressaillements. Derrière moi, les bancs s’étageaient dans l’ombre sordide de la pièce qui n’était guère taillée pour ce genre de rassemblements. On s’entassait sans ménagement, rustres sur rustres, avec une brusquerie et une impudeur crasses. Ici un jupon relevé, là des braies crottées esquissaient un spectacle rebutant. Les mômes se calaient à plat ventre sous les bancs. Je serrai contre moi mon long manteau de laine.
Devant, sur la gauche, de profil par rapport à l’auditoire, un homme d’une quarantaine d’années montrait un visage hâve, mangé de barbe, et des cernes violacés, presque carmins. Les yeux agités, en perpétuel mouvement, tachaient d’un bleu laiteux ces auréoles boursouflées. Le front, largement dégarni, était lisse et singulièrement luisant. Sous le nez insignifiant, un mauvais rictus retroussait deux lèvres exsangues sur des ratiches brunes. Henri Bernaud n’était pas un accusé sympathique.

Le greffier, sec et rachitique, nous gratifia d’une lecture mélodieuse des charges retenues ; sa voix très pure, étonnamment musicale, modulait avec habileté les longueurs du laïus administratif. Néanmoins, le faisceau de preuves rassemblées par les agents de police était accablant et pointait, tout hérissé de détails macabres, vers M. Bernaud. L’accusé habitait une ferme située à quelques centaines de mètres du domicile de la victime ; les deux hommes, assez proches, se voyaient fréquemment et partageaient le même cercle d’amis. On les croisait plus souvent sur les bancs de la taverne, panses tendues et vestes débraillées, bramant des obscénités et remâchant des griefs immémoriaux que dans les essarts, outils à la main et sueur au front. Pourtant, tout le monde s’accordait à dire que Bernaud et Mornon, l’infortuné éviscéré, n’en étaient jamais venus aux mains, même par ces soirs de longues beuveries crépusculaires. La question du mobile intriguait – bien plus, elle désemparait. On la considérait sous tous les angles, on la tripotait et on la triturait si violemment qu’après avoir été malaxés par des dizaines de cervelles épaisses, les faits, pourtant clairs, ne laissaient plus qu’une écœurante sensation de confusion. On avait relevé sur les lieux du crime des empreintes de grosses semelles striées semblables à celles des sabots de l’accusé ; on avait d’ailleurs retrouvé ces preuves accablantes chez Bernaud lui-même, encore rouges de terre battue et d’amas sanglants mêlés de cheveux. Non loin de là, froissés dans un épouvantable désordre, traînaient des vêtements sales. L’un d’eux était moucheté de salissures brunes. Enfin – et ce point suffisait généralement à faire taire les doutes –, c’était un couteau de boucher appartenant à Bernaud qui avait servi à vider la victime comme une simple volaille.

Et pourtant... pourtant, on ne se résignait pas au règlement de comptes entre ivrognes. L’éviscération méticuleuse de la victime, le soin minutieux avec lequel on avait déroulé et disposés les entrailles ne collait pas avec une rixe avinée entre deux copains de taverne. Le juge lui-même, se trémoussant du haut de son estrade, en éprouvait des désagréments semblables à de douloureuses constipations. Il entreprit d’interroger l’accusé sur ses faits et gestes le soir du crime. Bernaud reconnut s’être rendu à la métairie un peu avant vingt heures mais affirma avoir découvert son camarade déjà mort, écartelé et pris dans la toile sanguinolente de sa propre tripaille :

— Une bête, l’bide explosé par tout plein d’sang et découpé comme du gros bétail, m’sieur l’Juge. Une vraie boucherie, toute salopée, j’vous l’jure !
Mais ses propos, ponctués de jurements du plus mauvais effet, comportaient de fâcheuses incohérences. Il prétendait s’être précipité pour prévenir le bourgmestre et avoir confié son funèbre message à un voyageur de passage, manteau long et capuche, qui se dirigeait à cheval vers le bourg – mais il n’avait pas vu son visage. Il disait être retourné ensuite chez Mornon pour « tâcher d’voir c’que j’pouvons faire pour l’malheureux, m’sieur l’Juge » – mais le père Ramone l’avait aperçu derrière sa haie aux alentours de vingt heures, courant comme un dératé et dissimulant sous un bras une étoffe tachée.
— Vous preniez la fuite, M. Bernaud, vous preniez la fuite ! s’énerva le juge.
À mesure que progressait, cahotante, la reconstitution des faits, le magistrat s’échauffait dangereusement, étranglé par l’impatience, convulsant et postillonnant davantage à chaque affabulation de l’accusé. À sa figure cramoisie et quasi asphyxiée s’opposait le visage décomposé de Bernaud, aux pupilles tremblantes, effarouchées, oscillant maladivement dans le blanc de l’œil comme prises elles aussi de syncopes. Je scrutai ces iris enragés, fasciné par ce regard où la fièvre – à moins que ce ne soit la peur – mettait une buée malsaine. C’était le regard d’un fou ; or, seul un fou avait pu commettre ce crime.

L’interrogatoire tourna rapidement court. Le juge fit venir à la barre quelques témoins dont l’ignorance quant à la chose était trop manifeste pour qu’on les retînt là bien longtemps. Ce fut enfin mon tour.
— Docteur, vous avez fait les constatations sur les lieux du crime et procédé à l’autopsie. Pouvez-vous nous exposer vos principales conclusions ?
Je résumai le rapport que j’avais déjà transmis aux agents du bourgmestre. Le babil ambiant s’atténua. Dans les procès criminels, l’expert a toujours le beau rôle : magicien des corps, on attend de lui des preuves irréfutables d’où tirer une condamnation bien propre, sans états d’âme, inéluctable. Je sentais cette lourde attente de foule échauffée peser sur mon thorax et m’étouffer sous une chape de silence. Les mots ne cessaient de jaillir d’entre mes lèvres mais mes pensées, à la dérive, m’arrachaient à mon propre corps ; je croyais me tenir au fond de la pièce, avec les autres, et joindre mes regards voraces aux leurs qui, emplis d’une sombre ardeur, se jetaient sur moi et me raclaient le dos. Dans ma poche, je serrai la chevalière à m’en faire blanchir les jointures, cherchant par ce geste rituel à vaincre l’irrésistible angoisse que j’éprouvais toujours à m’exprimer en public. Mon anxiété était telle que je sortis la bague de mon vêtement et continuait de la triturer en décrivant les blessures observées sur le cadavre.
Les iris enragés de Bernaud cessèrent de papillonner. Sa mâchoire se décrocha, ouvrant un gouffre puant dans l’ovale hagard du visage. Sa voix éraillée jaillit comme un rugissement animal :
— C’est la bague d’Mornon, cré, la bague d’ce pauvr’Mornon ! Diable, c’est toi, docteur, qui l’as tué ! T’l’as tout découpé avec tes outils d’l’enfer !
Il écumait et braillait comme un porc égorgé. Ses hurlements de bête ne s’arrêtaient pas. J’étais abasourdi. La phrase que j’avais entamée s’effilocha dans l’air, sans que je parvienne à la rattraper. Le juge se retint pour ne pas craquer et tenta de couvrir les cris de Bernaud de ses propres beuglements. Le public s’esclaffa et quelques têtes, ravies du coup de théâtre, se fendirent de grands sourires. Je crus que certains allaient applaudir. La colère me tordit le ventre. J’étais outré de cette bouffonnerie. J’interpellai le rustaud avec haine :
— Qui êtes-vous Bernaud, pour mettre en cause mon honnêteté dans une affaire de meurtre ? Pour tacher de votre bave répugnante mon innocence et ma bonne foi ? Tout ceci est d’une absurdité navrante ! Je suis ici pour éclairer la cour sur les données scientifiques du crime, pas pour me voir ridiculisé par des accusations délirantes ! Je demande à Monsieur le juge le droit de me retirer. Je ne saurai endurer davantage de la part d’un malotru qui, me semble-t-il, n’est pas en position de proférer de tels mensonges !
J’avais mis trop de hargne dans ma repartie – mais j’étais hors de moi ! Le juge, rappelé à son devoir, nous invita au calme. Mon aigreur et l’agressivité de mes propos avaient allumé une inquiétante étincelle dans ses yeux de fouine. Avant de me libérer, il lança, sur le ton badin de la confidence :
— Bien sûr, docteur. Entre nous, à qui d’autre que vous pourrait appartenir cette chevalière ?
Les plis de la bouche se relevèrent en une moue rieuse ; le regard mi-sérieux, mi-amusé, n’appelait pas de démenti. Me déridant, je hochai à peine la tête, offrant un visage affable où l’innocence le disputait à la connivence. Le sourire espiègle du juge explosa en un franc éclat de rire que les paysans reprirent en chœur, se frappant les cuisses avec fougue comme s’il se fût agi d’une bonne blague. Moi-même je lâchai quelques ricanements, soulagé de sentir la tension se relâcher et d’échapper à l’attention générale.
— Docteur, l’accusé est-il selon vous coupable des charges retenues contre lui ?
Les mots du juge glacèrent mes émouvantes retrouvailles avec la sérénité. Toute la salle reporta ses regards sur l’accusé, calé dans une encoignure et défiguré par l’ombre. Avec toute la gravité que réclamait la question, je déclarai :
— Compte tenu de la nature des blessures et de l’état mental de l’accusé, je suis intimement convaincu qu’Henri Bernaud est coupable d’homicide volontaire sur la personne de Paul Mornon.

Je ne vis guère davantage du procès. Épuisé par l’épreuve de la barre, je rentrai chez moi peu après ma déposition. Le trajet à cheval, dans l’air pur d’une belle journée d’été, me fit le plus grand bien. Le soleil de fin d’après-midi baignait d’une clarté doucereuse l’étendue des plaines. Passant le pont Saint-Marc, je ralentis, songeur. Des reflets incandescents s’agitaient sur l’onde. Je devais prendre mes précautions.
Je lançai la chevalière dans l’eau claire du ruisseau.

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